L'Aufbruch de Carl Philipp Emanuel

par
Pahud

Carl Philipp Emanuel BACH
(1714 - 1788)
Concerto pour flûte et orchestre en la mineur, Wq 166 - Concerto pour flûte et orchestre en sol majeur, Wq 445 - Concerto pour flûte et orchestre en ré mineur, Wq 22
Emmanuel Pahud (flûte), Kammerakademie Potsdam, Trevor Pinnock (clavecin et direction)
2016- DDD- 66’42, CD 2: 73’53 - Textes de présentation en anglais, français et allemand- Warner Classics 0825646276790

Dans l’original allemand du très intéressant livret d’Axel Brüggemann qui accompagne cette parution, Emmanuel Pahud affirme tout de go et avec raison qu’il y a de l’Aufbruch dans cette musique. Pour ceux qui ne seraient pas familiers des subtilités de la langue de Goethe, il s’agit d’un terme aussi juste que difficilement traduisible : c’est ainsi que la version française propose « bouleversement » là où l’anglaise opte pour « new beginning », et que « tournant » pourrait être tout aussi adapté. Dans une fine réflexion, le flûtiste suisse voit dans ces compositions agitées et tempétueuses du deuxième fils de Jean-Sébastien Bach non pas une secrète rébellion contre son rang assez modeste de claveciniste à la cour de Frédéric II de Prusse, mais une perception lucide et quasi pré-révolutionnaire de ce que l’ordre ancien qu’Emanuel sert encore touchera bientôt à sa fin et que de grands bouleversements s’annoncent.
En fait, le génial CPE Bach semble tourner ses regards vers tous les côtés à la fois, puisant dans le passé baroque, sensible au classicisme naissant et annonçant le romantisme à venir. Il faut dire que Pahud a eu la main particulièrement heureuse dans le choix de ce trois oeuvres de son homonyme, puisqu’il nous permet admirer tant la jaillissante inventivité du compositeur que l’exceptionnel talent de l’interprète.
Pahud et l’excellente Kammerakademie Potsdam ouvrent cet enregistrement par l’irrésistible Concerto en la mineur Wq 166 dont l’Allegro assai introductif emporte littéralement tout devant lui. Dans cette pièce marquée par l’esprit du Sturm und Drang, CPE Bach fait preuve d’une inventivité de tous les instants, nous offrant une musique dont le jaillissement ne semble jamais vouloir s’arrêter (et l’on pense ici immanquablement aux symphonies Sturm und Drang de Haydn). On ne peut que louer les qualités du soliste: chaleur et douceur du son, finesse de l’approche, virtuosité stupéfiante, clarté impeccable de l’articulation, souffle inépuisable (on ne serait guère étonné d’apprendre qu’il est né avec quatre poumons), justesse irréprochable. En plus, il dispose en Trevor Pinnock -chef familier tant de Bach que de Haydn et qui assure en outre un continuo de grande classe- du meilleur collaborateur possible. L’orchestre s’engage lui aussi pleinement en faveur de cette extraordinaire musique, et à entendre les attaques franches et sans peur des archets on imagine aisément la colophane qui vole. Dans le bel Andante, la flûte tente d’apaiser les cordes inquiètes et tendues dans une musique déjà nettement pré-romantique avant que l’oeuvre ne se conclue sur un Finale éblouissant. Les mêmes qualités se retrouvent dans l’ample (près de 24 minutes) Concerto en sol, d’un ton plus sobre et classique où l’on admire à nouveau la virtuosité sensationnelle d’Emmanuel Pahud tout autant que sa fine sensibilité qui nous vaut à certains moments de très beaux dialogues avec le continuo assuré avec beaucoup d’aplomb par Pinnock et la violoncelliste Ulrike Hofmann. Le Concerto en ré mineur qui clôture l’enregistrement semble renvoyer à des modèles italiens antérieurs, et l’introduction fait nettement penser à Tartini, voire à Vivaldi. Dans le mouvement lent, le soliste tisse une merveilleuse et sereine cantilène qui fait irrésistiblement penser penser à Gluck (exact contemporain de CPE Bach) et semble même annoncer Mozart (grand admirateur d’Emanuel par ailleurs). A certains moments (comme dans la cadence), le son de Pahud est d’une si belle douceur qu’on a l’impression que ce n’est pas d’une flûte moderne en métal qu’il joue mais que son instrument est taillé dans un roseau. Le Finale clôture le disque en beauté sur une péremptoire démonstration d’éclatante virtuosité de la part d’un interprète en état de grâce.
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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