Jenůfa de Leoš Janáček à l'opéra de Flandres
Le bonheur de voir, de revoir et de revoir encore une mise en scène qui exalte une œuvre elle-même exaltante : la Jenufa de Robert Carsen à l’Opéra des Flandres.
Dans la mesure où le répertoire lyrique, du moins tel qu’il est le plus souvent programmé, est un corpus plutôt limité, l’amateur d’opéra se réjouit d’entendre encore et encore un même catalogue d'œuvres. De retrouver tel ou tel air, tel ou tel duo, tel ou tel ensemble, tel ou tel trait instrumental ou intermède orchestral, qui le réjouissent en l’émouvant.
Beaucoup plus rarement, il peut éprouver le même bonheur en retrouvant à plusieurs reprises au fil des saisons la même mise en scène d’une même œuvre. Plusieurs sont ainsj devenues des mises en scène « de répertoire », et je pense à certaines de Zefirelli ou Strehler par exemple.
Ce bonheur, je l’ai donc éprouvé avec la reprise, à l’Opéra des Flandres, de la Jenůfa de Leoš Janáček, telle que lui a donné vie scénique Robert Carsen. Une mise en scène créée en 1999, reprise en 2004, en 2007 et aujourd’hui.
Jenůfa, la jeune femme trahie par son promis Steva ; défigurée par cet autre, Laca, qui l’aime éperdument, fou de jalousie ; recluse avec son nouveau-né secret. Jenůfa ou le sacrifice de cette femme, la sacristine, qui fait disparaître le nourrisson. Jenůfa ou la rédemption finale et la (ré)union de Jenufa et Laca
A Anvers, la représentation s’est achevée une fois de plus dans l’enthousiasme d’un public conquis. Pourquoi cette adhésion heureuse au long cours ?
Il y a bien sûr les causes immédiates, celles liées à l’orchestre, au chœur et à leur chef, à la distribution vocale. Effectivement, tous vivifient l’œuvre. Alejo Pérez restitue toute l’urgence haletante de la partition dans ses moments intensément dramatiques, en nuance les épisodes aux sentiments douloureux, en fait virevolter les séquences plus « folkloriques ». Quelques membres de l’Orchestre symphonique de l’Opéra se font solistes à part égale avec celles et ceux qui chantent. Les chœurs assument exactement leur rôle de « chœur grec », qui observe et commente. Quelle justesse engagée et convaincue dans l’expression du si problématique parcours de Jenůfa telle qu’elle est chantée et jouée par Agneta Eichenholz ; quelle force douloureuse, vocale et scénique, du Laca de James McCorkle ; quel déchirement pour la sacristine sacrificatrice de Natascha Petrinsky ; quelle désinvolture lâche à la mesure du personnage du Steva de Ladislav Elgr ; quelle présence affectueuse de la Grand-mère de Maria Riccarda Wesseling. Des qualités partagées par celles et ceux qui les entourent.
Mais ce qui suscite la fascination heureuse au long cours, c’est la mise en scène de Robert Carsen. Quelle adéquation entre la réalité profonde d’une œuvre et les images scéniques qui la réalisent, qui l’enrichissent.
L’idée géniale est celle de portes et de cloisons mobiles, manipulées par les membres du chœur, et devenant place de village ou chambre-huis-clos de la recluse. Des portes et des fenêtres par lesquelles on épie, on juge, on condamne. Le mouvement de ces portes et cloisons devient ballet significatif, métaphorique, des épisodes du récit.
Robert Carsen est aussi un magicien des mouvements du chœur. C’est fascinant. Le plateau est occupé par la foule des villageois, et tout à coup, Jenůfa se retrouve seule, absolument isolée, là-bas à droite, face au mur réprobateur de ses voisins. Quelle fluidité dans les déplacements. Quelle chorégraphie.
Quelle précision également dans la mise en place des personnages, dans leur mise en lumières (elles sont de Peter Van Praet), pour les instants déterminants de ce qui les affecte.
Il y a enfin et surtout la scène finale, celle de la rédemption, de la (ré)union de Jenůfa et de Laca : sur le plateau incliné recouvert de terre, ils sont seuls, ils se chantent leur amour enfin réalisé, et soudain, une pluie lumineuse tombe des cintres, une pluie merveilleuse qui les libère, qui les purifie de tout ce qui les a oppressés. De la pluie, et chez le spectateur des larmes d’émotion intense pour ce que ces deux-là sont en train de vivre, des larmes de reconnaissance aussi pour Robert Carsen qui les a faits vivre ainsi.
Antwerpen, Opéra, le 16 juin 2024
Crédits photographiques : OBV-Annemie Augustijns