A Genève, une saisissante Lady Macbeth de Mtsensk  

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En 2014, alors qu’Aviel Cahn était directeur de l’Opéra des Flandres, Calixto Bieito collaborait avec le chef d’orchestre Dimitri Jurowski pour présenter Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch avec Aušrine Stundyte dans le rôle de Katerina Ismailova et Ladislav Elgr dans celui son amant, Sergueï. Neuf ans plus tard, le metteur en scène et les deux chanteurs se retrouvent au Grand-Théâtre de Genève pour reprendre cette production, tandis que, dans la fosse d’orchestre, figure le chef argentin Alejo Pérez qui oeuvra ici avec le régisseur pour Guerre et Paix en septembre 2021. Et la réussite de cette seconde entreprise longuement mûrie dépasse toutes les espérances par son indéniable achèvement.

Créée au Théâtre Maly de Leningrad le 22 janvier 1934 sous la direction de Samuel Samossoud, l’œuvre est représentée quatre-vingts fois à Leningrad, près de cent fois à Moscou, avant que ne soit publié Tohu-bohu à la place de la musique, article incendiaire de la Pravda qui marque son interdiction voulue par Staline. Préalablement pour une présentation, le compositeur écrivait : « Même si Katerina Lvovna est une meurtrière, elle n’est pas une ordure… Sa vie est morne et inintéressante. Alors entre dans sa vie comme un amour. Et cet amour vaut un crime pour elle… Au nom de l’amour, elle est capable de tout, même du meurtre ».

Calixto Bieito n’y va pas par quatre chemins pour laisser se répandre la violence jusqu’à ses paroxysmes les plus abjects. La scénographie de Rebecca Ringst nous confronte à une gigantesque structure métallique avec passerelles et escaliers jouxtant une citerne, comme une mine engluée dans la boue. Curieusement, une porte coulissante s’ouvre sur un loft de nouveau riche avec bloc cuisine et frigidaire ainsi qu’un canapé d’angle en skaï blanc. Vêtue de bleu violacé et talons fins par Ingo Krügler, Katerina croule sous l’ennui, ce qu’exprime Aušrine Stundyte par un timbre mat et guttural qui s’envenime d’éclats rageurs, lorsqu’elle est prise à partie par Boris Ismailov, son beau-père, ignoble maquignon campé par le colossal Dmitry Ulyanov au timbre d’airain, affublé d’un chapeau de cowboy, lui reprochant de ne pas avoir donné naissance à un héritier. Il est vrai que Zinovi, le mari, personnifié par John Daszak, tient du balourd emprunté dans son imperméable. Et la baguette d’Alejo Pérez à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande produit un flux sonore d’une confondante limpidité, en osant les murmures les plus ténus comme les stridences les plus intolérables au fil d’une action à rebondissements où rien ne nous est épargné, de la petite Aksinia (Julieth Lozano) jetée dans la gadoue en pâture pour satisfaire la libido des ouvriers, violée par le nouveau venu, Sergueï (Ladislav Elgr), tirée comme une chienne jusqu’à l’étage par un Boris aviné, à Katerina rebelle, luttant d’homme à ‘homme’ avec le bellâtre devant les travailleurs goguenards (admirable Chœur du Grand-Théâtre préparé par Alan Woodbridge), avant de le laisser entrer chez elle pour un coït bestial sur le frigidaire que commentent sarcastiquement les cuivres sous la fenêtre. Découverts par le beau-père, les amants sont livrés à la meute, Katerina assistant, impuissante, au supplice de Sergueï, fouetté à coups de ceinturon par le vieux que les cors finiront par dégonfler comme une baudruche. Et les champignons baignant dans la mort-aux-rats auront raison de ses dernières forces que le Pope ivrogne (Alexander Roslavets) ne pourra pas conduire vers l’au-delà. Le retour de Zinovi, conscient d’avoir été trompé, entraînera une altercation avec le couple qui, froidement, en viendra à l’étouffer, puis à le glisser dans une housse à vêtements afin de le cacher dans le cellier.

La seconde partie débute par une image saisissante : sous un suggestif éclairage conçu par Michael Bauer, la pluie tombe sur l’avant-toit où Katerina revêt une robe de mariée d’un blanc immaculé face à un Sergueï en jaquette grise pour ce simulacre de cérémonie ridiculisée par le Pope en état d’ébriété avancée et par la venue du Balourd miteux (Michael Laurenz) qui a signalé à la police la découverte du cadavre de Zinovi détecté par une odeur pestilentielle. Sur les lieux, avec ses sbires, arrive le Commissaire fanfaronnant d’Alexey Shishlyaev, échaudé par le fait de ne pas être invité à la fête et faisant étalage de son pouvoir, quitte à marquer au fer rouge un pauvre diable d’intellectuel socialiste. Alors que, de la terrasse, les cuivres annoncent les réjouissances, la noce tourne court, les mariés sont arrêtés. Durant la longue scène qui précède l’entrée des prisonniers, la salle est démontée, panneau par panneau, pour ne laisser que la structure de métal constituant l’une des haltes sur la route du bagne. Tandis que les captifs produisent un chant désespéré, un vieux forçat (incarné aussi par Alexander Roslavets) en exacerbe l’expression déchirante au moment où paraît Katerina, à bout de forces, soudoyant un gardien pour approcher un Sergueï revêche qui lui reproche d’avoir détruit son existence. Lui donnant généreusement sa paire de bas, elle comprend rapidement que son amant la remet à sa nouvelle conquête, Sonyetka (Kai Rüutel), une fille de joie. Alors que le canevas orchestral est en points de suspension, elle s’en approchera, l’attirera vers elle pour la noyer dans l’eau glacée avant de s’y plonger elle-même. Sans y faire attention, les bagnards poursuivent leur route… Et le spectateur médusé attend un long moment avant d’applaudir à tout rompre ce spectacle magistral qui est indéniablement le ‘must’ d’une saison en dents de scie…

Paul-André Demierre

Genève, Grand Théâtre, le 4 mai 2023

Crédits photographiques : Magali Dougados

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