Vibrant hommage au mythe d’Orphée, dans le paysage sonore de la réforme carolingienne

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Orpheus’ Echo. Un paysage sonore carolingien. Organa d’après le Musica Enchiriadis (IXe s.), le Tropaire de Winchester (c1000). Petrus Abalaerdus (1079-1142) : Planctus David. Kloster Einsiedeln (XIe s.) : Heilandsklage der Karwoche. Kloster St. Gallen (IXe s.) : Graduale der Karwoche. Anonymes. Etc.  Per-Sonat. Sabine Lutzenberger, chant et direction. Christine Mothes, Sarah Mariko Newman, chant. Hanna Marti, chant, harpe médiévale, chifonie. Marc Lewon, chant, cythara carolingienne, citole. Mai 2022. Livret en anglais, allemand ; paroles en latin et traduction en allemand. TT 71’57. Christophorus CHR 77469

Dans le rayon rarement fréquenté de ce qu’on qualifia inconsidérément « d’âge sombre », voici un CD intelligent et grisant. Ça fait belle lurette que dans ces travées on n’avait admiré pareil accomplissement. Le vaillant ensemble médiéviste Per-Sonat confronte ici la renaissance carolingienne, période de renouveau à la lumière de la culture gréco-latine, avec un mythe particulièrement fécond dans l’histoire des arts, et notamment à l’époque baroque : celui d’Orphée parti secourir son épouse Eurydice aux enfers. Ce vain sauvetage a inspiré ce programme : hommage au fils de Calliope et à sa voix « la plus belle » (Oreophone), catabase au royaume des morts (pages liturgiques de la Semaine Sainte tirées des archives monastériales d’Einsiedeln et Saint-Gall), lamentations, odes d’Horace, remontée des ténèbres, déploration (Miserarum est).

Au-delà du prétexte thématique, qui hélas n’est guère explicité dans le livret, on peut mesurer combien l’éthique plain-chantesque et les premières scholæ monastiques se nourrirent d’une philosophie de l’ordre et de la mesure, personnifiée par cet Orphée biblique que fut le Roi David, tel que vanté par Saint Basile et Saint Jean Chrysostome. « La psalmodie chrétienne valorise non des métaphores de richesse et d’exubérance (les orchestres, danseurs, chœurs multiples du Temple) mais de communauté et discipline, chacune symbolisée par le chant accompagné à l’unisson. Tel fut l’idéal grégorien. [...] La monophonie fut ainsi un choix, non une nécessité. Il reflète non les origines primitives de la musique mais un rejet des pratiques antérieures, à la fois judaïques et païennes, qui étaient bien plus élaborées et supposément polyphoniques » argumentait Richard Taruskin au début de son pavé Music from the earliest notations to the sixteen century (Oxford University Press, 2010, p. 10).

Même s’il fait l’économie de ces conjectures esthétiques, pourtant incommensurablement éclairantes, le présent disque illustre leur contexte. Le voyage plonge aux racines du répertoire chanté, tel que conservé dans certains de ses plus anciens manuscrits. Outre une évolution de l’organum, entre Musica Enchiriadis et Tropaire de Winchester (trois Alleluia dont le neumatique Ave Maria, reconstitué avec l’expertise paléologique de Susan Rankin), le parcours inclut du Grégorien enjolivé selon le parallélisme de la vox organalis et de l’excursion à intervalle fixe. Le versant profane a guidé ses pas sur la prosodie du texte (Aurea personet lira, certaines odes horaciennes), quand d’autres adoptent une structure rythmique plus spontanée (le Planctus d’Abélard), portée par l'influx mélodique voire une certaine ivresse de la déclamation.

Comme dans toute entreprise de revitalisation de ces antiques traces, les options interprétatives apparaissent indissociables du projet, –et sont en l’occurrence fort convaincantes. Le récital se prolonge par trois intermèdes solistes, créations instrumentales dérivées de ces sources vocales, pincés sur divers plectres avec toute la science cordophone de Marc Lewon, digne hommage au héros qui passe pour l’inventeur de la cithare. On dit que son chant savait émouvoir même les pierres ; l’équipe à l’œuvre sous la conduite de Sabine Lutzenberger mériterait semblable éloge. L’acoustique large, profonde, idéalement réverbérée d’un studio de la Radio de Stuttgart offre un enjôleur écrin à ce primordial intellectus. Dont résonne un écho aussi érudit que fantasmatique de cette tutélaire figure, qui porta le charme musical à un suprême degré d’enivrement. Un imaginaire prend vie.

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire & Interprétation : 10

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