A Genève, Alexandre Kantorow le magnifique
Comment peut-on avoir une telle maturité artistique à l’âge de vingt-cinq ans ? C’est la première réflexion qui vous vient à l’esprit en écoutant Alexandre Kantorow interpréter Brahms et Schubert. A Genève, en mai 2022, il interprétait le Deuxième Concerto en la majeur de Franz Liszt avec l’Orchestre de Chambre de Genève dirigé par Arie van Beek. Et grâce à une invitation de l’Agence musiKa, il y donnait donc un premier récital au Victoria Hall le 29 mars.
Plutôt que de présenter la Troisième Sonate en fa mineur op.5 de Brahms que choisissent la plupart des pianistes, il opte pour la Première en ut majeur op.1 dont il souligne le caractère orchestral avec un thème récurrent qui en relie les mouvements. Avec une indomptable énergie, il attaque l’Allegro initial dont il déploie les tutti à la Beethoven sans rendre anguleux le son qui se pare d’un lyrisme profond dans la séquence con espressione. Le da capo des accords péremptoires du début débouche sur un poco ritenuto rêveur chanté en tierces, alors que la coda s’appuie sur une basse solide afin de soutenir un fugato triomphant. L’Andante a la solennité d’un choral se basant sur une mélodie populaire « Verstohlen geht der Mond auf », ornementée par une main droite vaporeuse qui se corse graduellement d’élans lyriques. Par la précision du trait, le Scherzo propulse les grappes d’accords avec une véhémence cinglante qu’atténuera le Trio dont la ligne de chant s’allégera par un rubato subtil, alors que le Final tient de la chevauchée infernale avec sa déflagration d’octaves qui s’apaise par les échos d’une ballade nordique, avant de conclure par une stretta d’une rare puissance.
En seconde partie, Alexandre Kantorow propose d’abord cinq lieder de Schubert transcrits par Liszt, en commençant par Der Wanderer dont il dépeint la sombre silhouette par la noblesse du cantabile progressant sur une basse grondante édulcorée par quelques traits aériens. Der Müller und der Bach n’est que mélancolie embuée de suaves demi-teintes, quand Frühlingsglaube prend la tournure du duetto passionné qui laisse affleurer une cadenza babillarde. Die Stadt surprend par sa grandeur étrange suggérée par la modernité des traits de la main droite, tandis que Am Meer se déploie en un hymne extatique.
S’y enchaîne la redoutable Wanderer Fantasie en ut majeur D 760 de Schubert qui s’ouvre en fanfare par le martellato d’octaves en un rythme dactyle comprenant une longue - deux brèves, emporté par un souffle dramatique incessant que l’Adagio évidera pour se cantonner dans une sombre intériorité avec un chant magnifique irisé de volutes arachnéennes. En un véritable tourbillon, le Scherzo transforme le rythme du thème initial pour se parer ensuite d’espièglerie nonchalante dans le Trio et conclure par une stretta échevelée, d’exécution périlleuse. Quant au Final, il est développé en une fugue dont la précision mécanique ne perd jamais de vue la ligne mélodique. Interprétation magnifique gratifiée de trois bis (un autre Schubert/Liszt, l’Intermezzo en la majeur op.118 n.2 de Brahms, faisant chanter les voix intérieures, et une Alla turca transcrite par Arcadi Volodos à vous laisser abasourdi !). Un récital mémorable !
Paul-André Demierre
Genève, Victoria Hall, le 29 mars 2023