A Genève, un tsar égaré chez les soviets

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Depuis le printemps 2004, donc depuis quatorze ans, Boris Godounov n’a pas reparu à l’affiche du Grand-Théâtre de Genève qui, depuis les années soixante, perpétue une pratique intéressante, celle de donner la version originale de 1869 comportant sept tableaux, version qui est dépourvue de l’acte polonais rajouté trois ans plus tard.

Sur un plateau aussi exigu que celui de l’Opéra des Nations, faut-il donner un ouvrage qui est une véritable fresque supposant d’amples mouvements de foule ? Le metteur en scène Matthias Hartmann contourne le problème en transposant l’action dans le réalisme socialiste des années soixante, faisant fi ainsi de la dimension historique et des us et coutumes de la fin du XVIe siècle. Sous les lumières de Peter Bandl, le décor de Volker Hintermeier consiste en plusieurs tours de tubulaires contenant un escalier et pivotant sur elles-mêmes pour nous montrer un bureau de conscription, une entrée de cathédrale, une cellule monastique, une gargote de bordel, un intérieur de palais et un siège de la Douma à plusieurs étages. Les costumes de Malte Lübben exhibent la même disparité pour un peuple de miséreux où se faufilent une fille de joie à parements dorés, deux moines mendiants à soutane rapiécée, un fuyard en blouson et jeans, un tsar en smoking et son fils en maillot de hockeyeur. De ce fatras se dégagent néanmoins deux ou trois images saisissantes, un groupe de pénitents fendant la foule pour transporter un gigantesque crucifix qui figurera ensuite dans l’oratoire du cénobite Pimène (ce qui constitue du reste le plus beau tableau de cette production), une énorme cloche que l’on descend d’une estrade pour faire place au tsarévitch que l’on devrait couronner mais qui se voit dépouiller des attributs du pouvoir par Boris l’usurpateur, ou l’Innocent, un bidon sur la tête, qui est la risée de méchants garnements. Mais l’on frise le ridicule dans la scène du carillon : lorsque le monarque halluciné hurle « Chur !... Chur, ditya ! », il s’adresse au spectre  du jeune Dimitri assassiné et non à Fyodor, son fils qui prend ses jambes à son cou ; et ce même grotesque submerge le dernier tableau : tandis que le chœur en coulisse évoque la rédemption éternelle, un valet empoigne une brouette de cette terre noire que quelques femmes jetteront sur le mourant, pendant que d’autres déverseront rageusement sur sa tête des gerbes de fleurs blanches…

Sous l’angle musical, le résultat est plus convaincant, en premier lieu grâce à la direction de Paolo Arrivabeni qui réussit à tenir le spectateur en haleine en produisant une continuité dramatique qui permet d’enchaîner les sept tableaux sans nécessiter un entracte. Et la précision du geste galvanise l’effectif trop restreint du Chœur du Grand-Théâtre de Genève (magnifiquement préparé par Alan Woodbridge) ainsi que l’Orchestre de la Suisse Romande dont il tire le meilleur pour faire valoir l’orchestration originale de Moussorgsky et sa surprenante modernité.

Sur le plateau, le Boris de Mikhail Petrenko se veut davantage machiavélique intrigant que maniaco-dépressif agité, sombrant dans la démence ; et ses moyens vocaux ont la verdeur de la jeunesse et manquent d’ampleur pour donner crédibilité à son incarnation. La preuve en est donnée par les trois autres basses qui font un bien plus grand effet sur le public, à commencer par Vitaly Kowalyow qui personnifie un Pimène taillé à coups de serpe, arborant l’aplomb du chroniqueur qui défie le temps par la noblesse de son timbre cuivré ; tout aussi impressionnant se révèle le Varlaam d’Alexey Tikhomirov, moine vagabond à l’embonpoint ‘falstaffiano’ qui cultive la cocasserie la plus appuyée, alors que son compatriote Roman Burdenko campe avec une péremptoire autorité Tchelkalov, le secrétaire de la Douma. Le jeune ténor Boris Stepanov personnifie un Innocent émouvant à vous tirer les larmes, tandis que son collègue Sergey Khomov, hors de propos en Don José il y a quelques semaines, ébauche un novice Grigori avec une ambition calculée et une duplicité qui le rapprochent du Shuisky mielleux d’Andreas Conrad. A Fyodor, le fils du tsar, la mezzosoprano Marina Viotti prête l’intrépidité de l’adolescent qui contraste avec la mélancolie résignée de sa sœur Xenia, confiée à Melody Louledjian. Sans relief, le Missaïl d’Andrei Zorin, la Nourrice de Victoria Martynenko, l’Aubergiste de Mariana Vassileva-Chaveeva, tandis que, une fois de plus, la Maîtrise du Conservatoire Populaire (préparée par Magali Dami et Fruzsina Suromi) apporte une note de gaieté à la troupe des gamins de la rue. Donc, en résumé, un Boris qui intéresse davantage par la musique que par la scène.

Paul-André Demierre
Genève, Opéra des Nations, le 28 octobre 2018

Crédits photographiques : Carole Parodi/GTG

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