À Parme, un captivant Festival Verdi
Chaque automne, le Teatro Regio de Parme organise un festival consacré aux ouvrages de Giuseppe Verdi ; et en cette année 2019, il a la particularité d’en présenter quatre dans trois lieux différents, le Teatro Regio et la Chiesa (l’Eglise) di San Francesco del Prato à Parme, et le Teatro Verdi de Bussetto.
Pour le spectacle d’ouverture, le dévolu s’est porté sur I due Foscari, le sixième opéra du jeune Verdi créé avec un succès médiocre au Teatro Argentina de Rome le 3 novembre 1844. Curieusement, les annales de Parme documentent cinq productions entre le printemps 1845 et l’automne 1886 puis, à notre époque, trois autres entre décembre 1966 et octobre 2009, où se sont succédé Piero Cappuccilli, Renato Bruson et Leo Nucci.
Aujourd’hui, la mise en scène est confiée à Leo Muscato, un régisseur romain qui, dans ses notes, évoque la dichotomie qui sépare la musique de la trame : si l’action est située à Venise au milieu du XVe siècle, la partition est inscrite dans l’esthétique du XIXe avec ses formes closes, ses cabalette et ses leitmotive caractérisant chaque personnage. C’est pourquoi Leo Muscato transpose l’action à l’époque romantique où, selon les dessins de Sylvia Aymonino, les sénateurs revêtent manteaux noirs, redingotes et barbes fournies qui les font ressembler au compositeur en début de carrière, alors que les femmes arborent crinolines blanches ou bleues. Jacopo Foscari, le proscrit, porte houppelande brune, tandis que son vieux père Francesco est engoncé dans un pourpoint sombre sous robe de chambre délavée ; et il faudra arriver aux scènes de jugement pour qu’il assume la tenue d’apparat du doge avec bonnet unicorne face aux membres du Conseil des Dix à tunique écarlate. Sous le signe de l’abstraction, le décor d’Andrea Belli consiste en un simple cyclorama où sont projetés paysages et portraits, surplombant un espace de jeu plutôt exigu avec escalier. Et les lumières d’Alessandro Verazzi confèrent une dimension aussi pesante que mystérieuse à cet univers étouffant.
Sur scène, Vladimir Stoyanov impressionne par la stature émouvante qu’il prête à son Francesco Foscari, luttant contre un destin inéluctable, avec un timbre de baryton dramatique restituant les moindres nuances expressives. Et c’est aussi par l’insoutenable émotion que le ténor roumain Stefan Pop dégage sa véritable grandeur, alors que son Jacopo Foscari peine d’abord à trouver ses marques, tant l’émission trahit une nervosité qui l’incite à ‘monter’ au niveau de l’intonation ; mais passées les deux premières scènes, il devient parfaitement crédible, qualité qui fait défaut à Maria Katzarava. Qui a entendu sa Juliette à Lausanne en mars 2011 aura bien des difficultés à reconnaître sous un nouveau nom cette voix, autrefois primesautière, devenue beaucoup plus grande mais aussi beaucoup plus lourde, ce qui rend approximative sa coloratura drammatica avec ce parti pris de tout vouloir chanter forte ; mais les moyens trouveront une certaine assise en seconde partie. La basse Giacomo Prestia ébauche un Loredano taillé à coups de serpe, rivé sur sa soif de vengeance. Fonctionnels, la Pisana d’Erica Wenmeng Gu et le Barbarigo de Francesco Marsiglia.
Et c’est un natif de Parme, Paolo Arrivabeni, ayant fait ses études en son Conservatorio Arrigo Boito, qui, pour la première fois, dirige la Filarmonica Arturo Toscanini en produisant cette couleur sombre recherchée par le musicien et en mettant en valeur ces motifs caractéristiques situant chaque personnage. A sa dynamique, soutenue de bout en bout, répond aussi le Choeur du Teatro Regio, remarquable comme toujours et méticuleusement préparé par Martino Faggioni. Donc, dans l’ensemble, une production sobre qui remporte un vif succès.
Comment peut-on représenter Aida dans un théâtre qui n’a que deux cent cinquante sièges de parterre, trois étages de loges exiguës et une ouverture de scène d’à peine sept mètres ? C’est pourtant la gageure qu’avait relevée Franco Zeffirelli en 2000 en acceptant une invitation de la Fondation Arturo Toscanini qui voulait commémorer le centenaire de la mort de Verdi ; à l’époque, le Maestrissimo y avait dirigé une Traviata en 1913, un Falstaff en 1926. Plutôt que de reprendre l’un de ces deux chefs-d’œuvre, le metteur en scène fit tomber des sièges la commission en proposant Aida, lui qui en avait donné partout les productions les plus spectaculaires depuis le début des années soixante. Mais comme il le déclara dans ses notes de l’époque, « Depuis longtemps je cultivais l’idée qu’avec cet opéra colossal Verdi avait, en réalité, élaboré une histoire très intime et privée qu’une vision nouvelle en petite dimension aurait pu valoriser. Cette musique extrêmement évocatrice est un écho distant qui semble nous parvenir d’une autre planète et qui entre dans les veines comme une sorte de sorcellerie, d’enchantement ».
Depuis les premières représentations de janvier 2001 et les reprises de février 2002 en ce lieu si particulier, dix-huit années se sont écoulées ; et Stefano Trespidi, proche collaborateur du metteur en scène depuis 1995, en restitue l’esprit en utilisant en fond de scène la toile peinte devant laquelle se greffent les quelques éléments ‘en dur’, deux gigantesques effigies animalières des dieux Anubis et Sekhmet (le chacal et la lionne), le double portique amenant au palais royal, la verrière à scène de chasse refermant les appartements d’Amneris, la minuscule salle du jugement se métamorphosant ensuite en tombeau. Repris par Lorena Marin, les costumes d’Anna Anni restituent une Egypte de légende dans une magnifique harmonie des coloris sous les éclairages contrastés de Fiammetta Baldisseri. Curieusement, de cette relecture disparaissent les tableaux chorégraphiques (la danse des négrillons et le grand ballet du triomphe), excepté l’apparition de la grande-prêtresse Akhmet et ses quatre acolytes dans le temple de Ftah. Mais dans la plus grande liesse le peuple se répand sur la place afin de célébrer un Radamès vainqueur que n’accompagnent que quatre trompettes thébaines.
Quant à la musique, l’élément majeur est constitué par la présence des forces du Teatro Comunale de Bologne, avec un chœur de grande qualité, fusionné au niveau des registres, ayant un véritable impact sur l’émoi du spectateur, et un orchestre tout aussi remarquable ; mais pourquoi le jeune maestro Michelangelo Mazza sollicite-t-il un tel déluge sonore en une salle si minuscule ? Par chance, les scènes intimes bénéficient néanmoins d’un coloris plus suave.
Sur scène s’impose par sa présence théâtrale l’Aida de Maria Teresa Leva qui possède aussi le haut medium et l’aigu du lirico spinto, tout en ébauchant un personnage aussi émouvant que pathétique ; ainsi, la scène du Nil est magistrale grâce à un legato qui use de portamenti subtils et qui affine le son pour atteindre le contre-ut. Tout aussi notoire s’avère le baryton siennois Andrea Borghini qui incarne un Amonasro exalté, masquant sous la fierté l’affection qu’il ressent pour sa fille, ce que traduit aussi le timbre cuivré s’irisant de mille nuances. Tout d’une pièce, le Radamès impavide du ténor coréen Bumjoo Lee qui a le métal brillant de la voix sans l’aura poétique du personnage. De la même eau, l’Amneris de la mezzo ukrainienne Daria Chernii, au grain guttural qu’elle exploite dans un forte continuel. Par contre, par l’ampleur des moyens de vraie basse, se mettent en valeur le Ramfis de Dongho Kim et le Roi de Renzo Rahn. Mais lorsque le rideau tombe, le public enthousiaste est bien conscient que l’originalité de cette Aida tient à sa splendeur visuelle.
Parma, Teatro Regio, 26 IX / Bussetto, Teatro Verdi, 27 IX 2019
Paul-André Demierre
Crédits photographiques : Roberto Ricci