A Genève, une pianiste phénoménale, Beatrice Rana

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Au cours d’une saison, la série ’Les Grands Interprètes’,  organisée par l’Agence Caecilia, permet parfois de découvrir un jeune artiste dans la phase ascendante d'une prestigieuse carrière. Ce fut le cas le 6 février  au Victoria Hall de Genève avec une pianiste de vingt-six ans, Beatrice Rana, née à Copertino dans la province de Lecce. Au clavier dès l’âge de quatre ans, jouant avec orchestre le Concerto en fa mineur de Bach à neuf ans, elle devient élève de Benedetto Lupo au Conservatoire ‘Nino Rota’ de Monopoli et décroche, en juin 2013, la médaille d’argent et le prix du public au Concours Van Cliburn de Fort Worth au Texas. Et son récital à Genève révèle un talent hors du commun.

La première partie est consacrée au deuxième cahier des Etudes de Chopin,  les douze pièces de l’opus 25. Dès la Première en la bémol majeur, s’impose un jeu d’une qualité rare, développant, dans un coloris presque irréel, les arpèges en petites notes ondoyant sous une ligne de chant qui perlera avec les superpositions rythmiques de la deuxième. A tempo extrêmement rapide s’enchaînent les deux suivantes, se jouant des premiers temps accentués et du staccato, avant de parvenir à une Cinquième en mi mineur où sont survolés les accords appogiaturés, aboutissant à un cantabile profondément nostalgique qui trouvera sa correspondance dans l’expression narrative de la septième. Virevoltent subtilement les tierces de la sixième, les sixtes de la huitième, les papillons de la neuvième, quand les trois dernières ne sont plus que déferlement d’octaves, de sextolets rompant les digues de la basse et de traits incandescents dévalant sur trois octaves. Une fois passé le dernier tutti en ut mineur, l’on reste pantois devant la prodigieuse palette sonore prodiguée dans ce recueil, trop souvent galvaudé par des virtuoses souscrivant à la vitesse du hors-bord, mais oubliant la musique, ce dont nous donna  l’exemple un artiste asiatique hautement médiatisé, il y a trois ou quatre ans.

En seconde partie, Beatrice Rana braque les feux sur une autre facette de son art en proposant le cycle des Miroirs composé par Maurice Ravel entre 1904 et 1905. A  coup de taches fauves se profilent ces papillons de nuit que sont les Noctuelles s’agglomérant partout, cédant l’espace à des Oiseaux tristes que la pianiste nimbe d’étrangeté, avant de laisser éclater leurs appels stridents dans l’extrême aigu. Sous de miroitantes couleurs, apparaît Une barque sur l’océan, emportée par une houle se diluant en vaguelettes irisées, quand l’Alborada del gracioso est évoquée nerveusement par un staccato acéré qui égratignera même le récitatif plaintif du bouffon. Et La vallée des cloches n’est ici qu’immobilité empesée d’où émergera un cantique recueilli, s’évaporant ensuite dans les brumes vespérales.

Et le programme s’achève par trois pages de L’Oiseau de feu de Stravinsky, transcrites par le pédagogue réputé Guido Agosti. Dans une ahurissante précision du trait, Beatrice Rana suggère la sauvagerie de la Danse de Katschei  puis tire le rideau pour faire chanter la Berceuse  avec  une touchante simplicité et laisser advenir du fond des âges le Finale en apothéose.

Face à l’enthousiasme tapageur du public, l’interprète revient au Chopin des Préludes op.28, en proposant les numéros 13 et 16 dans cette sonorité magnifique, doublée d’une technique chevronnée, qui est la sienne.   A découvrir à tout prix !

Genève, Victoria Hall, 6-II-2019

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Beatrice Rana

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