A Lausanne, un Ballet Béjart grisant  

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Sur la scène du Théâtre de Beaulieu récemment rénové, le BBL (Béjart Ballet Lausanne) fait son grand retour en donnant six représentations de Wien, Wien, nur du allein, un ballet en deux parties et un interlude élaboré il y a quarante ans par Maurice Béjart et créé au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles le 14 mars 1982.

Qui sait pourquoi, l’œuvre n’a jamais été reprise intégralement par la compagnie actuelle. Son directeur artistique, Gil Roman, avait fait partie des quatorze danseurs que le grand chorégraphe avait choisis pour la première bruxelloise et la création mondiale au Châtelet, un mois plus tard. A première vue, pensant que ce ballet était daté, il ne songeait qu’à en présenter quelques pages significatives ; néanmoins, en travaillant avec la troupe, il a été subjugué par sa profondeur et son architecture scénique dense et complexe. 

L’ouvrage témoigne de la fin d’une époque, d’un cycle de l’humanité qui est au bord de l’abîme. Ne lui restent que la musique et un mot clé, Vienne… « Wien, Wien. Nur du allein », mélodie célèbre de Rudolf Sieczinsky à jamais gravée dans nos mémoires par le disque d’Elisabeth Schwarzkopf, ce qui faisait dire à Maurice Béjart : « Vienne, un rêve, un espoir, une lente décadence, la mémoire d’un certain passé, Vienne, petite madeleine de Proust au parfum de Schubert du côté de chez Mozart, prisonnière de sa légende, Sodome et Gomorrhe d’un fleuve qui incarne la Valse, d’une valse qui tourne comme les planètes ». C’est pourquoi ce ballet n’a pas de trame véritable mais donne à l’imagination du spectateur diverses clés de lecture. Serait-ce l’histoire de quatorze survivants à un cataclysme, attendant la mort au fond d’un bunker ou celle d’un enfer où quatre trios réunissant les êtres les plus diversifiés se cherchent, se frôlent, se mêlent sans trouver l’amour ? Seul celui d’un frère et d’une sœur, Werner et Schwesterlein (magistralement campés par Kwinten Guilliams et Ooana Cojocaru) semble profond sans pouvoir le vivre charnellement .

Pour cet univers clos à la Beckett, Magali Baud conçoit un nouveau décor qui nous immerge dans un bunker sinistre à peine éclairé par Dominique Roman. Et d’un microsillon usé, surgissent quelques mesures du Beau Danube bleu qu’une griffe de surface interrompt brutalement en cédant la place à un Webern astringent où les groupes tentent de se former. En pâtit notamment le trio des protagonistes Engel-Lili, Ludwig, Die Gräfin (incarnés par Solène Burel, Oscar Eduardo Chacon et Valerija Frank) qui exprime cette impossibilité en de déchirants élans. Mais dans cette première partie intitulée Heil ! dem Unbekannten (Salut à l’inconnu), le spectateur peine à trouver ses marques, même si quatre tutus blancs évoluent, le temps d’un Nehmt meinen Dank de Mozart interprété par la grande Schwarzkopf. 

La seconde partie, … versinken, Höchste Lust ! (… s’engloutir, joie suprême !) nous agrippe immédiatement avec le jeune Japonais Hideo Kishimoto papillonnant comme la fantaisie créatrice de Franz Schubert sur la Trisch-Trasch Polka de Johann Strauss jr, alors que Dietrich Fischer-Dieskau égrène les suaves Lindenbaum et Ständchen. Trois anges à ailes métalliques (Konosuke Takeoka, Liam Morris, Daniel Aguado Ramsay) rivalisent de tours virtuoses sur les Variazioni de la Sérénade pour flûte, violon et alto de Beethoven, avant que n’éclate la tragédie sur la Lulu-Suite d’Alban Berg avec la jeune femme égorgée par son amant. Néanmoins, la vision d’horreur se dissipe et le Beau Danube revient en alignant la troupe pour un final éblouissant qui suscite les interminables ovations d’un public délirant.

Paul-André Demierre

Lausanne, Théâtre de Beaulieu, le 20 décembre 2022

Crédits photographiques : Gregory Batardon

 

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