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  A Lausanne, un Nabucco impressionnant

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En ce mois de juin 2024, Eric Vigié quitte la direction de l’Opéra de Lausanne après dix-neuf ans de bons et loyaux services. En premier lieu, il convient de le remercier pour le titanesque travail  accompli  qui a permis à ce théâtre de se hisser au niveau des premières scènes helvétiques en trouvant le juste équilibre entre les plateaux vocaux de qualité constante  et les mises en scène intelligentes évitant l’esbroufe du tape-à-l’œil innovateur, avec des moyens financiers ô combien limités par rapport à Genève ou Zurich.

Pour un dernier coup de chapeau, quelle audace que de présenter sur une scène aussi exiguë Nabucco qui fait appel à des forces chorales importantes dans un cadre scénique évoquant le Temple de Salomon à Jérusalem et la Babylone monumentale de Nabuchodonosor! Mais Eric Vigié élude le problème en sollicitant le concours de Stefano Poda dont les six productions lausannoises ont fait date. 

Dans sa Note d’intention figurant dans le programme, celui qui a conçu à la fois mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie écrit : « Le secret de Nabucco réside dans une spiritualité mystérieuse qui va au-delà du livret apparemment schématique… Le défi de cette mise en scène, c’est donc d’accompagner les personnages dans un univers dantesque vers une fin de rédemption et de catharsis universelle, en s’appuyant aveuglément sur une musique qui parle de tout sans rien nommer ».  Il faut bien reconnaître qu’il y réussit en concevant un décor neutre surmonté d’un dôme de verre laissant osciller un gigantesque encensoir comme un pendule de Foucault puis faisant descendre un globe terrestre entourant de rouge ces hémisphères que l’Assyrie rêve de conquérir. Rouge est aussi le coloris cinglant que portent les envahisseurs, alors que les vaincus se terrent dans le drapé blanc. S’abaissant lentement des cintres, la tour translucide emprisonne les esclaves hébreux puis le potentat qui a perdu la raison. Mais une aile blanche détachée de la Victoire de Samothrace est porteuse d’espoir de rédemption, en faisant même sourdre des bas-fonds les rideaux de jonc des rives du Jourdain.

A Lausanne, une Cendrillon à demi réussie

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En cette mi-avril 2024, l’Opéra de Lausanne affiche pour quatre représentations Cendrillon, l’un des grands ouvrages de Massenet qui a connu une création triomphale à l’Opéra-Comique le 24 mai 1899, s’est maintenu au répertoire jusqu’à 1950 puis a connu une seconde jeunesse grâce à Frederica von Stade qui a enregistré l’oeuvre en 1978 avant d’incarner le rôle au Festival d’Ottawa et à Washington, San Francisco et Bruxelles. Depuis septembre 2006, Joyce DiDonato a repris le flambeau en triomphant à Santa Fe, Barcelone, Londres et New York. 

Pour l’Opéra de Lausanne, Eric Vigié reprend la production que l’Opéra National de Lorraine avait présentée à Nancy en décembre 2019. Passons rapidement sur son affligeante laideur avec des décors de Paul Zoller présentant une façade de palais des boulevards et des salles Empire vides que creusent d’inutiles vidéo sans intérêt pour la trame, des costumes d’Axel Aust tout aussi indigents avec la malheureuse Fée qui n’a sauvé qu’un anorak délavé de ses fumeries de shit à Katmandou, flanquée d’esprits follets tout aussi barges poussant des caddies de supermarché, un pauvre Prince punk shooté rêvant de Michael Jackson, aussi emprunté dans ses entreprises amoureuses que l’infortunée Lucette/Cendrillon, contrainte d’arborer le noir des souillons de bénitier. Devant un tel salmigondis, la mise en scène de David Hermann se contente d’une mise en place des personnages et n’éveille qu’un regard las lorsque défilent les Filles de Noblesse, greluches dégingandées qui ont au moins le mérite de nous faire rire. L’on en dira autant de l’inénarrable Madame de la Haltière tentant d’engoncer ses formes opulentes dans un tailleur trop serré face à ses deux gourdes de filles, tout aussi grotesques. Que l’on est loin de la fantasmagorie féérique émanant du conte de Charles Perrault et de la dernière sentence du livret d’Henri Cain : « On a fait de son mieux pour vous faire envoler par les beaux pays bleus ! ».

A l’Opéra de Lausanne, Tint… Tamino au Tibet

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Dans la Note d’intention figurant dans le programme de cette nouvelle production de Die Zauberflöte, Eric Vigié qui en a conçu la mise en scène et les costumes écrit : « Cet opéra reste en premier lieu un conte merveilleux destiné à divertir, émerveiller et donner des pistes de réflexion selon votre sensibilité ». En collaborant avec Mathieu Crescence pour les décors, Denis Foucart pour les lumières et Gianfranco Bianchi pour les vidéos, il privilégie la narration en laissant de côté la dimension initiatique du rituel maçonnique dans un Siècle des Lumières finissant. Échappé des pages de Tintin et le Lotus bleu, ce Tamino explorateur se laisse griser par les bouffées d’opium qui font apparaître une hydre monstrueuse que finiront par abattre les trois suivantes d’une Turandot des forces nocturnes. Hirsute comme un Robinson Crusoé capturant les oisillons, Papageno glisse une note de bonhomie cocasse dans cet univers étouffant où un Monostatos vipérin ose s’en prendre à la vertu d’une Pamina endormie. Surgissant d’une énorme potiche de porcelaine, les trois Enfants en pyjama, qui ont faussé compagnie à Mary Poppins, entraînent le voyageur et son compagnon maugréant vers les cimes enneigées où trois pandas géants croisent le yeti avant de parvenir à une imposante façade qui révèle un Orateur, énigmatique Confucius évoquant un monde idéal où le mal n’a pas de prise. Comme une idole dorée descendant des cintres, apparaîtra un Sarastro siégeant sur une maquette du Potala pour gouverner cette caste des purs à laquelle n’accèdent que les initiés ayant subi de redoutables épreuves. Alors que les forces du mal sont anéanties, l’on ne peut que se gausser des trois Dames ayant tourné casaque pour exhiber le petit livre rouge d’un certain Mao… Et cette fable au premier degré se lit donc avec une logique détachée de toute contextualisation philosophico-moralisatrice.

La Route Lyrique de l’Opéra de Lausanne

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Depuis 2010, l’Opéra de Lausanne part en tournée tous les deux ans pour un périple intitulé La Route Lyrique qui touche une quinzaine de localités dans le Pays de Vaud et deux ou trois dans les cantons avoisinants, tout en réservant deux soirées à l’Opéra de Lausanne. Chaque représentation est gratuite et attire ainsi un public extrêmement diversifié incluant nombre de gens qui ne sont jamais allés à l’opéra. 

Généralement, la direction choisit un ouvrage d’une durée d’un peu plus d’une heure qui requiert cinq ou six chanteurs, un petit orchestre d’une douzaine de musiciens, et une mise en scène simple qui soit facile à monter un peu partout.

Pour l’édition 2023, Eric Vigié a jeté son dévolu sur L’Ile de Tulipatan, petit bijou burlesque que Jacques Offenbach présenta sur la scène des Bouffes-Parisiens le 30 septembre 1868, alors que le Théâtre des Variétés était sur le point d’afficher La Périchole. Comment ne pas sourire à la lecture du générique nous annonçant que l’îlot est gouverné par le roi Cacatois XXII, flanqué du Sénéchal Octogène Romboïdal ? La Reine n’a donné naissance qu’à des filles jusqu’au jour où, profitant de l’absence de son époux occupé à guerroyer, elle a comploté avec le ministre pour faire croire qu’elle a eu enfin un fils qu’elle a nommé Alexis. Mais ce pseudo-garçon ô combien efféminé irrite son père, d’autant plus qu’il suscite une passion frénétique en Hermosa, pseudo-fille de Romboïdal que Théodorine, sa femme, a travestie afin d’éviter à son ‘fils’ de mourir sur le champ de bataille. Après moult péripéties, ce quiproquo sexuel se résoudra par l’union des deux tourtereaux si épris l’un de l’autre. 

A l’Opéra de Lausanne, Nemorino à Lilliput  

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Pour ouvrir la saison 2022-2023, l’Opéra de Lausanne reprend la production de L’Elisir d’amore qu’Adriano Sinivia avait conçue en octobre 2012 avec le concours de Christian Taraborelli pour les décors, Ezio Iorio pour les costumes et Fabrice Kebour pour les lumières. Et les festivaliers de cet été ont eu l’occasion de l’applaudir aux Chorégies d’Orange.

Alors qu’une projection vidéo nous entraîne dans une campagne idéalisée comme un dessin d’enfant, se dégage peu à peu le cadre scénique constitué d’épis de blé démesurés avec une gigantesque roue de tracteur, côté jardin, et de l’autre, une tige de coquelicot dodelinant sous le poids plume du timide Nemorino. Tout le petit monde de paysans qui grouille au-dessous de cette fleur a, comme lui, une dimension lilliputienne. Et c’est d’une boîte de conserve cabossée que surgiront le sergent Belcore qui tient du pirate des Caraïbes  et ses quelques soudards tout droit sortis d’un ost médiéval avec leur piteuse cuirasse. Sur un chariot à moteur est véhiculée l’énorme bouteille d’élixir, surmontée d’une gloriette où officie Dulcamara le charlatan, avant qu’une pluie diluvienne n’engloutisse le projet d’une déraisonnable union entre Adina et le militaire fanfaron. Sur un carrousel pour enfants, ce dernier enfourchera un cheval de bois afin que l’un de ses sbires exécute son portrait en pied, sous un chapelet d’ampoules géantes qui éclatent sous la chaleur. Et l’on parvient au happy end final avec un franc  sourire, car cet enchaînement de gags, plus désopilants l’un que l’autre, nous a tenus continuellement en haleine. 

A Lausanne, le Werther de Jean-François Borras  

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Pour achever sa magnifique saison 2021-2022, l’Opéra de Lausanne affiche Werther, l’un des ouvrages majeurs de Jules Massenet. Et son directeur, Eric Vigié, a la judicieuse idée de faire appel au ténor Jean-François Borras qui a laissé ici un mémorable souvenir en incarnant Hoffmann à la fin septembre 2019. Son incarnation du rôle-titre est impressionnante par sa musicalité parfaite qui allie un art du phrasé magistral à une diction minutieusement travaillée, vous prenant à la gorge dès les premiers vers « Je ne sais si je veille ou si je rêve encore » qui débouche sur le monologue « Ô nature pleine de grâce » jouant sur les effets de clair-obscur. Christian Lacroix l’habille d’un noir qui masque sa corpulence et lui confère cette retenue distante qui l’isole dans son infortune. Mais son regard habité laisse affleurer cette hypersensibilité qui emporte dans un élan irrépressible l’exaltation de « Lorsque l’enfant revient d’un voyage avant l’heure » ou le célèbre lied d’Ossian culminant sur les la dièse aigus en fortissimo. Le dénouement paraît moins convaincant avec ce rêve éveillé lui faisant relire son existence avant le coup de feu fatal qui éclate au moment où tombe le rideau.

A Lausanne, un Onéguine défiant les conventions 

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En ce début avril, l’Opéra de Lausanne affiche pour quatre représentations l’Eugène Onéguine qui aurait dû ouvrir la saison 2020-2021. Eric Vigié, le directeur du théâtre, en avait conçu la mise en scène et les costumes en considérant chaque acte comme « un lent glissement vers l’inéluctable révolution sociale et politique qui débutera en mars 1905 et, faute de vraies réformes, aboutira au coup d’état bolchévique d’octobre 1917 ».

Aujourd’hui, avant que le rideau ne se lève, est projeté sur écran un message de soutien à l’Ukraine. Eric Vigié paraît à l’avant-scène en déclarant qu’il a décidé de ne pas modifier sa production élaborée il y a quatre ou cinq ans. Durant l’introduction symphonique défilent des séquences filmées de la Révolution d’octobre 1917. Puis apparaît le premier tableau : sous de beaux éclairages dus à Henri Merzeau, le décor de Gary McCann consiste en une plateforme entourée de panneaux coulissants avec une longue table, quatre chaises et une escarpolette à l’extrême droite. Vêtues d’un blanc immaculé, Madame Larina et ses deux filles, Tatyana et Olga, sont entourées par la nourrice Filipyevna et quelques serviteurs portant des tenues beiges comme les moissonneurs qui déposent trois motifs de paille à sujet religieux. Tandis que paraît une procession portant bannière, descend des cintres un dôme en bulbe qui semble peser sur l’assistance. La venue de Lensky et de son ami Onéguine amène Tatyana à s’isoler dans un pavillon délabré où elle écrira sa fameuse lettre que le destinataire lui restituera dans un geste d’une rare muflerie. Le deuxième acte nous plonge en pleine effervescence de rébellion. Le dôme se métamorphose en orifice de canon sur lequel se juche Tatyana en égérie, arborant un bien étrange bonnet phrygien. En ce qui concerne la Valse, la chorégraphie de Jean-Philippe Guilois se limite à sa plus simple expression en faisant tourbillonner une Olga totalement délurée avec la soldatesque bolchévique et Onéguine promu lieutenant. La pauvre Madame Larina, engoncée dans ses fourrures, sera même forcée à mener le cotillon avec deux ou trois soudards. Puis en présence d’un clerc, Lensky fera ses adieux à la vie, car le tirage au sort ne concédera qu’un seul pistolet à son adversaire qui tirera le coup mortel. Quant au dernier acte, il nous entraîne dans la salle d’apparat d’un Grémine devenu oligarque faisant face aux monumentales statues de Lénine et Staline dont le piédestal livrera passage à un petit rat sur pointes esquissant deux ou trois pirouettes sur le motif de la Polonaise. Le dénouement fera sortir quelques fêtards endormis, bousculés par un Onéguine éperdu, étreignant la roide Tatyana à la coupe garçonne, drapée dans un rouge éclatant, qui laissera les gardes emmener son soupirant éconduit, avant d’affronter son époux se dressant devant la porte comme un redoutable justicier.

A Lausanne, une éblouissante Semiramide 

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En ce mois de février 2022, l’Opéra de Lausanne présente pour deux soirs la dernière opera seria de Rossini, Semiramide, qui fêtera son bicentenaire l’an prochain, puisqu’elle a été créée au Teatro La Fenice de Venise le 3 février 1823. Monumental par ses dimensions puisqu’il comprend quarante numéros avec une introduction de 700 mesures, des récitatifs accompagnés par l’orchestre, six arie, quatre duetti et deux concertati (grands ensembles) pour les finals, l’ouvrage exhibe une vocalità poussée à son paroxysme et prouve que Rossini avait une conception baroque du théâtre lyrique avec un total désintérêt pour l’action proprement dite. 

Il est vrai que le libretto de Gaetano Rossi d’après la Sémiramis de Voltaire datant de 1748 accumule les poncifs : la Reine de Babylone, Semiramide, a comploté avec Assur, Prince assyrien, pour faire assassiner le Roi Ninus, son époux, en lui promettant le trône et sa main. Mais éprise d’Arsace, le chef de ses armées, elle fait volte-face en lui octroyant sceptre et anneau conjugal, ce qui provoque l’apparition du spectre du monarque défunt proclamant qu’Arsace règnera après avoir immolé une victime. Par Oroès, le grand-prêtre, le jeune homme apprendra qu’il est le fils de Ninus et de Semiramide. Tandis qu’Assur perd la raison, il se rendra dans la tombe royale, transpercera un corps sans le voir, et découvrira, horrifié, qu’il a tué sa mère. Mais Oroès s’empressera de lui faire ceindre la couronne.

Lausanne redécouvre Mam’Zelle Nitouche

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Pour le grand public d’aujourd’hui, qui est Hervé, alias Louis-Auguste-Florimond Ronger né à Houdain le 30 juin 1825 et mort à Paris le 3 novembre 1892 ? Pourquoi est-il considéré comme le père de l’opérette, titre que pourrait lui disputer son rival et ami Jacques Offenbach ? Cette assertion est en fait légitime puisque, durant les cinquante-cinq années qui s’écoulent entre L’Ours et le Pacha donné à Bicêtre en 1842 et Le Cabinet Piperlin joué à l’Athénée le 17 septembre 1897, le musicien a produit plus de 120 ouvrages légers en s’illustrant particulièrement dans un genre, le vaudeville-opérette. Créé triomphalement au Théâtre des Variétés le 24 janvier 1885, Mam’Zelle Nitouche en est le dernier fleuron important ; car il constitue pratiquement un véritable testament musical.