À Metz, Sergey Khachatryan et Jiři Rožeň chez eux dans Khatchatourian et Dvořák
C’est un programme tourné vers l’Est, qui aura certainement permis à la plupart des auditeurs de la Grande Salle de l’Arsenal de découvrir de nouvelles œuvres, que nous proposait l’Orchestre national de Metz Grand Est, sous la direction du jeune (il est né en 1991) chef d'orchestre tchèque Jiři Rožeň.
L’Arménie était à l’honneur de la première partie (bis compris), avec deux de ses compositeurs parmi les plus emblématiques : Vardapet Komitas et Aram Khatchatourian.
Le premier (1869-1935), dont on élude en général le prénom pour lui substituer le « Père » de sa fonction de prêtre, est considéré comme le fondateur de la musique classique arménienne. Ses Quatorze miniatures arméniennes ont fait sa gloire chez nous. Trois d’entre elles étaient au programme. Il s’agit de musiques traditionnelles arrangées pour cordes, sans réelle volonté d’en tirer des sonorités particulières, mais plutôt dans un but de sauvegarde de ce patrimoine qui, dans le contexte dramatique qui était celui de l’Arménie dans ces années 1910, était menacé.
L'interprétation en a été tout à fait honnête, propre, avec des cordes qui sonnaient très agréablement. Le senza vibato des violons dans Shoger djan faisait son effet. Si Kagavi yerk aurait pu être plus rugueux, les harmoniques (une des rares audaces d’orchestration de tout le cycle) de Dance Vagharshapati étaient stridentes à souhait. Une excellente façon de s’imprégner de cet univers arménien.
Venait l’une des œuvres les plus célèbres de Khatchatourian (1903-1978) : le Concerto pour violon (1940). Certes, il n’a pas la notoriété de ceux de Prokofiev ou de Chostakovitch, pour s’en tenir à des œuvres à peu près contemporaines de compositeurs voisins. Et pourtant, à condition d’être défendu par un soliste investi et par un orchestre soigné, capables de mettre en valeur son opulence, ses couleurs, sa vitalité et surtout sa richesse narrative, il mérite d’être plus souvent joué.
Le moins que l’on puisse dire est que le violoniste arménien Sergey Khachatryan (né en 1985) a été un soliste investi... Quelle densité intérieure ! Avec sa sonorité puissante et charnue (y compris dans les positions de main gauche les plus ardues), il n’a eu aucun mal à se faire entendre, même dans les passages à l’orchestration chargée. Et ce qu’il avait à nous dire a été poignant de bout en bout.
Dès son entrée, il nous prend à la gorge avec des attaques tranchantes et rauques. Par la suite, il varie l’intensité de sa sonorité comme peu de violonistes en sont capables (la cadence -qui n’est pas le passage le plus exaltant de l’ouvrage- est de ce point de vue très spectaculaire). L’orchestre, très attentif, fait preuve d’une belle présence, même si l’on peut regretter de ne pas entendre suffisamment les vents dans les tuttis (ce qui enlève du caractère à cette orchestration), et que par moments Jiři Rožeň ne fasse pas mieux ressortir certains motifs (ce qui donnerait davantage de relief).
L’introduction orchestrale de l’Andante, un peu précautionneuse (basson fragile) manque quelque peu de mystère. Cela n’empêche pas le violon de Sergey Khachatryan de planer au-dessus, souverain. Son récit est absolument saisissant, et même quand la musique tourne un peu en rond, il continue de nous captiver. À noter un très beau tutti d’orchestre (dont un solo des altos, sur la corde grave, particulièrement prenant), et de très poétiques dialogues entre le soliste et la clarinette.
Dans le finale, tout en variant les dynamiques, Sergey Khachatryan est impressionnant de clarté. Jiři Rožeň et l’orchestre lui offrent une stimulante réplique, et leur course à l’abîme emporte tout le monde sur son passage, public compris.
En bis, Sergey Khachatryan nous annonce (dans un très bon français) une mélodie arménienne ancienne, en faisant référence à la cérémonie pour Notre-Dame de Paris qui avait eu lieu le matin même. Il joue une pièce lente et douloureuse, proche de l’improvisation. Dans le grave, il trouve une sonorité étrange, bien loin de celle d’un violon moderne. Ces quelques minutes d’émotion pure concluent la première partie.
En deuxième partie, la Sixième Symphonie du tchèque Antonín Dvořák (1841-1904), bien moins célèbre que la Neuvième, dite « du Nouveau Monde », et même que les Septième ou Huitième. Ce n’est pas sans raison, du reste, car il faut bien avouer que, si le talent du compositeur pour concilier les traditions populaire et classique y est déjà indéniable, il n’y fait pas encore preuve du génie qui nous réjouira dans les suivantes.
Jiři Rožeň, qui venait pour la première fois à Metz, dirige de la main gauche. C’est extrêmement rare, assez surprenant quand on est dans le public... et certainement assez déstabilisant pour les musiciens. D’autant que sa battue est très volontaire, parfois presque nerveuse. Elle n’en est pas moins sûre, précise, et toujours expressive.
Est-ce l’acoustique de cette salle, pourtant réputée pour être excellente ? Quand on est dans la partie haute de l’orchestre, les bois sont souvent noyés (il se pourrait aussi que les cuivres, que l’on qualifiera de généreux, aient quelque responsabilité dans ce déséquilibre), et l’on entend peu les contrebasses. De cette place, l’ensemble manque de définition.
Dans le premier mouvement, inégalement inspiré, l’Orchestre national de Metz Grand Est met une telle conviction que nous adhérons volontiers. L’Adagio est quelque peu décousu, et il faut bien avouer qu’il n’est pas facile de lui donner une direction. L’orchestre sonne fort bien (mention spéciale au hautbois), mais on peut penser que la musique gagnerait en fluidité si Jiři Rožeň, en étant moins directif, laissait davantage jouer les musiciens. L’irrésistible Scherzo (bissé lors de la création) est très bien réalisé, même si les différents épisodes de ce Furiant (danse tchèque endiablée, que Dvořák affectionnait tout particulièrement, et qu’il utilise ici pour la première fois dans une symphonie) pourraient être davantage caractérisés. Quant au Finale, l’orchestre parvient à trouver de bien belles couleurs, et dans le fugato de la fin, les cordes font preuve d’une admirable précision. Certes, tout cela n’est malheureusement pas tout à fait suffisant pour pallier le manque de personnalité de certaines parties de cet Allegro con spirito. Cette Sixième Symphonie remporte malgré tout un enthousiaste succès public, bien mérité.
Metz, Grande Salle de l’Arsenal, le 7 décembre 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Ilona Sochorova