Opéra et musique de chambre, deux visages musicaux de Wolf-Ferrari
Ermanno Wolf-Ferrari (1876-1948) : Il segreto di Susanna, opéra comique en un acte. Lidia Fridman (La Comtesse Susanna), Omar Montanari (Le Comte Gil) ; Orchester der Berliner Operngruppe, direction Felix Krieger. 2022. Notice en allemand et en anglais. 53’ 09’’. Oehms OC992.
Ermanno Wolf-Ferrari (1876-1948) : Trios à clavier n° 1 op. 5 et n° 2 op. 7 ; Quintette à clavier op. 6 ; Quintette à cordes op. 24. Münchner Klaviertrio ; Leopolder-Quartett München ; Wolfgang Sawallisch, piano. 1988. Notice en anglais, en français et en allemand. 118’. 2CD MDG 102 2344-2.
Deux parutions récentes, dans des domaines différents, rappellent le souvenir du compositeur vénitien Wolf-Ferrari, méconnu sans être oublié. Ermanno Wolf, dont le père, d’origine allemande, est peintre et la mère italienne, ajoute le nom de celle-ci à son patronyme vers l’âge de vingt ans. Il essaie la peinture, mais la musique l’emporte : débuts au piano, formation à Rome, puis à Munich, pour la composition, auprès de Joseph Rheinberger (1839-1901), professeur réputé. C’est à Venise qu’il connaît un premier succès avec un oratorio, bientôt suivi d’un opéra, Cenerentola, en 1900, puis de quelques autres, sur des thèmes de Perrault, Shakespeare, Lope de Vega et, surtout, Goldoni, notamment I quattro rusteghi en 1906. Sa carrière se déroulera en grande partie dans la Cité des Doges, où il sera directeur du Conservatoire Marcello, ce qui ne l’empêchera pas d’enseigner la composition au Mozarteum de Salzbourg pendant la Seconde Guerre mondiale.
Son opéra en un acte Il segreto di Susanna, une comédie néo-classique-vériste, lui assure le succès. Il est créé, en traduction allemande, au Hoftheater de Munich en décembre 1909, sous la direction de Felix Mottl. Ce sera ensuite l’accueil, deux ans plus tard, au Metropolitan de New York et à Rome, pour la version italienne, et en français à la Monnaie de Bruxelles. Il sera joué sur diverses scènes jusqu’à nos jours. L’Opéra Royal de Wallonie l’a inscrit à son affiche en 2016, avec Anna Caterina Antonacci en Susanna, sous la direction du regretté Patrick Davin. Le livret est de la main d’Enrico Golisciani (1848-1919), qui écrira pour d’obscurs compositeurs italiens, mais aussi pour Cilea (Gina), Giordano (Marina) ou Ponchielli (Marion Delorme). L’intrigue est des plus minces : le Comte Gil suspecte son épouse Susanna de lui être infidèle, après avoir constaté des effluves de tabac autour d’elle. Mais Susanna n’a pas d’amant : elle fume en cachette des cigarettes, avec la complicité d’un serviteur, Sante (rôle muet), ce que son mari découvrira par surprise. On regrette que la présente production ne se soit pas donné la peine d’ajouter le texte de ce livret peu développé, le mélomane devant se contenter d’un simple synopsis. Sur cette trame amusante, Wolf-Ferrari a composé une musique alerte, facétieuse et bondissante, avec récitatifs, arias et duos aux plaisantes couleurs harmoniques et à l’orchestration charmante et vive (l’ouverture est enlevée), mais aussi faussement dramatisée, avec un piano ponctuel, et nourrie de clins d’œil à Rossini, Mozart, Verdi, et même à Wagner.
On peut considérer l’œuvre comme un plaidoyer pour l’émancipation féminine : le Comte Gil a interdit à son épouse de sortir sans lui, mais Susanna n’en a pas tenu compte au début de l’action, entraînant les soupçons, qui se révéleront injustifiés. Il s’agit ici d’une version de concert, donnée le 13 juin 2022, au Konzerthaus de Berlin. La soprano russe Lidia Fridman, que l’on a pu entendre à la Monnaie de Bruxelles en Norma (2021), se révèle une pétillante Susanna, à la voix maîtrisée, un peu provocatrice, un peu rebelle, mais aussi séduisante manipulatrice. Le ténor italien Omar Montanari lui donne la réplique, avec le même sens comique. Le duo est convaincant, avec la complicité de la baguette attentive de Felix Krieger (°1975), directeur musical du Berliner Operngruppe, qu’il a fondé en 2010. Avec sa formation, il s’est déjà fait apprécier, pour Oehms, dans Iris de Mascagni (2021) ou dans la première discographique de Dalinda de Donizetti, dont nous nous sommes fait l’écho le 2 mai dernier.
L’œuvre a un passé discographique, car Il segreto di Susanna a connu quelques gravures. On oubliera les deux productions turinoises pionnières des années 1950 pour Cetra, qui ont mis l’œuvre à disposition, pour s’arrêter à celle qui a réuni en 1976 Maria Chiara et Bernd Weikl, à Covent Garden, sous la direction de Lamberto Gardelli (Decca), et encore plus, référence essentielle, à celle de Renata Scotto et Renato Bruson en 1981, avec le Philharmonia placé sous la baguette de John Pritchard (CBS, réédition CD en 2008). Dans cette dernière version, la fantaisie est à son comble, avec une Scotto éblouissante de finesse vocale ! Si l’on passe un bon moment avec la nouvelle production Oehms, celle qui compte quatre décennies est à thésauriser.
Autre visage musical d’Ermanno Wolf-Ferrari, celui de la musique de chambre, pour laquelle il a laissé une dizaine de partitions. Quatre d’entre elles sont mises en valeur dans la série Preziosa du label MDG, vouée à la réédition de gravures de l’époque du 33 Tours, pour la plupart inédites en CD. Cette collection a déjà proposé des pages de Rossini, Reger, Britten, Respighi ou Hummel, mais aussi de compositeurs moins connus, comme Johann Grabe ou Louis-François Dauprat. Dans le double album qui nous concerne, les enregistrements, effectués dans la salle du Reitstadt de la cité bavaroise de Neumarkt, datent de 1988. Deux trios et deux quintettes sont à l’affiche ; ils rassemblent des solistes de l’Orchestre du Bayerisches Staatsoper dont Wolfgang Sawallisch (1923-2013) a été le très remarquable directeur musical de 1971 à 1992. Ce Munichois était aussi un pianiste éminent : il a été le partenaire de Dietrich Fischer-Dieskau, Hermann Prey, Thomas Hampson, Margaret Price ou Lucia Popp pour des programmes de mélodies, devenus des références, mais a aussi œuvré comme chambriste avec des musiciens de son orchestre.
C’est le cas ici, comme l’explique la notice : lorsqu’il a appris que plusieurs d’entre eux étaient sollicités, Sawallisch a proposé sa participation, à titre gratuit. Ce qui nous vaut un Quintette à clavier op. 6, page de jeunesse (1902) d’une essence postromantique dense et concise. Le Leopolder-Quartett München a été actif de 1976 à 2007, sous l’impulsion du violoniste Wolfgang Leopolder, qui fit une longue carrière à l’orchestre bavarois dont il fut chef de pupitre. Cet ensemble joue aussi le Quintette à cordes op. 24, nettement plus tardif (1942), de virtuosité classique, pour lequel il s’est adjoint le concours de l’altiste Fritz Ruf, membre de l’orchestre lui aussi, qui possède une riche sonorité.
L’autre disque de l’album est dévolu aux deux trios à clavier, Opus 5 et 7, autres pages de jeunesse qui datent de la période de formation munichoise du compositeur ; amples et chaleureuses, elles sont d’inspiration postromantique. Leur complexité est servie avec fougue et brio par le Münchner Klavier-Trio, dont les activités ont débuté en 1982, initiées par d’autres membres de l’orchestre. Ici, Michaël Schäfer (°1956), qui compte notamment à son actif deux albums en première mondiale de Vincent d’Indy (Genuin, 2007), officie au piano. Une belle inscription au catalogue pour cet album de qualité, qui s’impose dans une discographie des plus maigres.
Il Segreto di Susanna
Son : 8,5 Notice : 7 Répertoire : 8,5 Interprétation : 9
Musique de chambre
Son : 8 Notice : 8 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix