Adrien Tsilogiannis, compositeur

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Crescendo Magazine rencontre le compositeur belge Adrien Tsilogiannis. Passionné par la voix et la littérature, ce musicien était à l'honneur de différentes captations de concerts. Alors que son arrangement pour soprano et quatuor à cordes du cycle Frauenliebe-und-Leben de Robert Schumann vient d'être enregistré par la soprano Clara Inglese et le Quatuor Amôn, Adrien Tsilogiannis répond à nos questions.

Comme compositeur, la voix semble être l’un de vos vecteurs d’expression préférés. Est-ce que ce serait une conséquence directe de votre pratique du violoncelle, instrument que l’on assimile souvent à la voix humaine ? 

Elle est un facteur d’expression qui est devenu important à travers des projets de créations qui se concrétisèrent au fur et à mesure de mes collaborations. Sans écarter pour autant l’écriture instrumentale, qui reste à la source de mes inspirations, j’ai commencé à écrire sérieusement pour la voix somme toute assez tardivement, avec ce que cela suppose de questionnement et d’approfondissement sur le plan technique, expressif et textuel. Il est indéniable que le chant est au cœur de nos vies : avant même de m’initier à l’instrument, j’ai été bercé au sein de ma famille par la musique vocale de diverses origines. Dans mon apprentissage du violoncelle, je ne compte plus les adaptations issues de mélodies, lieder, arias, qui font partie du répertoire. Je me rappelle également des projets de violoncellistes célèbres qui associèrent leur instrument et l’art vocal, ce qui reste d’ailleurs encore ancré dans les pratiques actuelles. Pour ma part, il y  a sûrement eu des liens de cause à effet entre le vécu du violoncelle -son chant, son cri-  et le chant qui nous touche par sa force ou sa fragilité.

Dans vos sujets et supports d’œuvres,  la littérature apparaît comme une source d’inspiration majeure. Que ce soit par des auteurs que l‘on peut qualifier de “classiques” (Maeterlinck, Rimbaud) ou des autres plus contemporains (Eugène Guillevic, Marc Dugardin).  La littérature (et surtout la poésie) est-elle une illumination naturelle ? 

Lire, c’est une aventure sans fin qui attise ma soif de curiosité. Je m’abreuve de littérature au quotidien. Cela fait partie d’une hygiène de vie et de l’esprit. Dans le cadre familial, nous sommes très attachés au livre. De plus, nous sommes entourés d’amis qui sont amoureux, experts ou professionnels dans le domaine de la littérature. Comme pour toute découverte artistique, il arrive que l’on soit touché ou séduit. Mais c’est véritablement une révélation lorsqu’une œuvre littéraire vous enveloppe comme par enchantement. C’est le cas avec les auteurs que vous venez de citer et auxquels je pourrais ajouter Gérard de Nerval, Gabriel Garcia Marquez, Nikos Kazantzakis, Henry Bauchau, Kazuo Ishiguro et tant d’autres auteurs de trésors littéraires.

Comment choisissez-vous les auteurs que vous mettez en musique ? 

Lorsque ce sont des projets de création autour de la mélodie et de la musique de chambre vocale, je suis la plupart du temps libre de mes choix. Il convient parfois d’adapter ces choix à la thématique du concert. Pour la création récente de Où est la plaie ? (2020) à la Maison de l’histoire européenne à Bruxelles, le chef Thomas Van Haeperen m’a expliqué le contexte au préalable : il s’agissait de marquer la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste par un concert intégrant une création belge de musique vocale. Je me suis alors rappelé la façon dont Guillevic exprime l’innommable par le biais poétique dans Les Charniers . Le choix était fait. Dans le cadre de l’opéra de chambre Verlaine au secret (2015), dont le livret inspiré par l’œuvre de Paul Verlaine a été écrit par Myriam Watthee-Delmotte, l’approche était un peu différente. Je devais manipuler avec soin un matériau que je découvrais au fur et à mesure de son élaboration et qui aura servi de déclenchement à l’élan musical et vocal. Dans d’autres circonstances, le texte m’est parfois proposé, comme ce fut le cas pour Ophélie (2016), une pièce pour voix, harpe et violoncelle, sur le poème d’Arthur Rimbaud, enregistrée chez Cyprès par Clara Inglese, Alyssia Hondekijn et Sébastien Walnier.

Comme compositeur, quelles sont vos inspirations chez vos collègues du passé et du présent ? 

Il n’y a, à mon sens, pas un compositeur du passé qui l’emporte sur l’autre. C’est en tout cas ce que mes recherches pour mon cours d’analyse et écriture au Conservatoire Royal de Bruxelles m’amènent à penser. Ils font partie d’un patrimoine musical universel à préserver, à jouer, à analyser. Évidemment, ma casquette de violoncelliste aurait tendance à l’emporter, et je privilégierais donc les compositeurs-phares qui contribuèrent à l’aura de cet instrument. Ils me collent à la peau à tout jamais : Bach, Vivaldi, Beethoven, Schumann, Brahms, Prokofiev, Britten, Dutilleux, pour ne citer que ceux-ci ! Quant aux compositeurs d’aujourd’hui (dans le sens vivant du terme), la question des courants esthétiques (affublés des préfixes -néo, -post, etc.) m’intéressent si peu comparé à la personne elle-même et à la profondeur qu’elle insuffle à son œuvre. En ce sens, j’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour des personnalités telles que Kaija Saariaho, Magnus Lindberg, George Benjamin, Salvatore Sciarrino (que j’ai eu la chance d’avoir comme maître à l’Accademia Musicale Chigiana) et pour tant d’autres compositeurs que ce soit au niveau national ou international. J’essaie en effet de rester à l’écoute de ce qu’il se passe dans le milieu de la création musicale, que ce soit en concert ou grâce à Internet qui est à ce titre un outil indispensable.

Récemment, le chef d’orchestre Michael-Tilson Thomas nous déclarait : “le XXIe siècle, au point où nous en sommes actuellement, évoque pour moi le XVIIIe siècle. Dans les années 1770, il était possible de rencontrer des personnalités particulièrement intéressantes : Joseph Haydn, Carl Philipp Emanuel Bach, Michael Haydn. Dans ce contexte, Mozart pointa son nez ! Sans réellement inventer quelque chose de disruptif, il a pris tous les éléments du classicisme pour les améliorer et les transcender. C’est ce que je souhaite pour ce XXIe siècle. Découvrir quelqu’un qui saura écouter, reprendre des éléments des différentes particularités de notre temps et trouver une voie pour toucher directement l’âme des publics! Qu’en pensez-vous ? 

La voie de la synthèse me parle plus que celle de la table rase. Par ailleurs, la notion de synthèse ne doit pas uniquement s’appliquer au seul point de vue musical. Nous sommes quelque part tous la synthèse du cadre social, familial, éducatif, culturel d’où l’on vient. Que ce soit par allégeance ou par opposition, nous sommes le résultat d’un parcours teinté et nuancé de diverses  expériences selon les individus. Je ne réduis donc pas cette réflexion à une question technique ou d’influences musicales, c’est bien plus complexe que cela. Tant que l’esprit d’assimilation ne résonne pas avec ce qui est conforme ou lieu commun, tant qu’il reflète la liberté d’être, d’exprimer, et qu’il permet d’ouvrir des horizons nouveaux, alors c’est un atout. Mais rendons à César ce qui appartient à César : Mozart était un ovni parmi les humains du XVIIIe siècle. Quant aux XXe et XXIe siècles, nous ne sommes pas en reste : il y a bel et bien des ovnis à découvrir ou redécouvrir. Le danger de notre époque basée sur le marketing à outrance, l’autosatisfaction et les médias à tout-va, c’est de croire que ce sont eux qui font la distinction entre les génies artistiques selon qu’ils soient cotés ou pas.

Quelle serait votre rapport à la notion de modernité qui, dans sa radicalité, a longtemps gouverné l'esthétique de la musique contemporaine ? 

Si la notion de modernité des années 50’ fait référence à l’idée que tout un chacun devait se tourner vers le sérialisme intégral et l’expérimentation en studio de musique électroacoustique pour se faire valoir et être considérés, elle n’a, selon moi, aucun intérêt. Mais il est difficile de se mettre dans la peau d’un compositeur en cette période d’après-guerre. Prenons une œuvre électroacoustique comme Study I de Karlheinz Stockhausen et la Sonate pour deux pianos de Francis Poulenc. Elles ont toutes les deux été composées en 1953. Elles sont aussi singulières qu’une peinture de Pierre Soulages à côté d’un Joan Miró. Au lieu d’opposer deux conceptions du monde, on peut avoir la sagesse d’esprit de s’imprégner, d’avoir une critique constructive qui nous apprend une chose essentielle au-delà des querelles esthétiques : apprendre à mieux se connaître soi-même.

Vous avez réalisé un arrangement du cycle Frauenliebe-und-Leben de Schumann pour voix et quatuor à cordes (arrangement qui va être enregistré en ce mois d’avril 2020 par la soprano Clara Inglese et le Quatuor Amôn). Est-ce que la transcription est un exercice difficile ? 

C’est un exercice passionnant. D’une part, il peut s’apparenter à un moment de « détente » entre deux travaux de composition. D’autre part, avant de commencer un travail comme celui-ci, il faut que les outils techniques soient bien affûtés. Dans ce travail, il fallait être clair sur la conception. Tout d’abord, la partie vocale est réécrite telle quelle. Par contre, il faut opérer une transformation du geste « piano » vers un geste « quatuor à cordes ». C’est surtout ici que se situent le défi et les enjeux d’écriture tout en respectant la musique et l’esprit de Schumann. C’est un peu comme si une scène de théâtre qui au départ est écrite pour deux personnages devait être retravaillée et dévolue à cinq personnages : le metteur en scène doit redistribuer les répliques, insuffler une nouvelle énergie, redonner corps autrement. C’est un peu pareil dans ce type de travail. La texture sonore prend corps autrement avec les cordes. La voix et le quatuor s’inspirent alors, se stimulent les uns les autres. Cela a pris pleinement sens lors des séances d’enregistrement, lorsque j’ai pu entendre le résultat de ce travail vivant entre les doigts et la voix de musiciens à la fois sensibles et attentionnés.

Le monde de la culture en Belgique subit de plein fouet les conséquences de la pandémie et la succession des confinements.  Est-ce que la situation actuelle influe sur votre art de composer ? 

Elle a moins une influence sur mon art que sur la façon d’appréhender, de penser le monde dans lequel on vit. La place de l’artiste est difficile à prendre dans un monde qui se désagrège tant au niveau environnemental qu’au niveau sociétal. Et pourtant, il faut continuer à vivre sa passion, sa vocation, non pas en s’adaptant continuellement et de façon obsessionnelle aux bouleversements qui nous affligent mais en les vivant peut-être dans un temps plus long et naturellement plus proche de la nature : les arbres centenaires d’essences rares nous apprennent beaucoup plus qu’un smartphone. C’est dans cette perspective que la pandémie doit être considérée comme un signal fort qui, je l’espère, permettra aux nations et aux individus de se poser les bonnes questions sur le sens de la vie et également, en ce qui me concerne, du sens de l’acte artistique au XXIe siècle.

Le site d'Adrien Tsilogiannis : www.adrientsilogiannis.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : DR

 

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