La sincérité au cœur de la musique : rencontre avec la violoncelliste Emmanuelle Bertrand

par

La violoncelliste Emmanuelle Bertrand et l’Orchestre National de Bretagne ont récemment sorti du silence le sublime, et même pianistique, Concerto pour violoncelle de Marie Jaëll. Au cours de  notre entretien, nous avons aussi abordé le rôle de musicien dans la société, les 20 ans de son duo avec Pascal Amoyel, toujours d’une sincérité musicale absolue, et son rôle de pédagogue.  

Quelle est l’histoire de votre rencontre avec le Concerto pour violoncelle de Marie Jaëll ? Dans une interview accordée à l’Orchestre National de Bretagne, vous avez évoqué votre sœur Florence Badol-Bertrand (la musicologue et personnalité hors norme qui nous a quittés en décembre 2020), comme à l’origine de cette aventure musicale.

Nous avons toujours eu beaucoup de plaisir à collaborer sur différents projets, et la personnalité de Marie Jaëll était un sujet d’échange. J’ai une grande pile d’œuvres que je m’apprête à jouer un jour et le Concerto de Marie Jaëll en faisait partie. Florence (qui de son côté s’est beaucoup intéressée à Hélène de Montgeroult mais qui a aussi croisé Marie Jaëll et nombre d’autres compositrices) m’a incitée à jouer ce concerto. Nous l'avons donc programmé d’abord avec l’Orchestre de Saint-Étienne, notre ville d’attache. Ce premier concert m’a permis de mesurer à quel point l’œuvre méritait qu’on la diffuse davantage. Je l’ai alors présentée à Marc Feldman, l’administrateur de l’Orchestre National de Bretagne.
Cette captation s’est déroulée dans le contexte que nous connaissons tous. Lorsque des musiciens se retrouvent pour jouer ensemble, il se passe quelque chose de particulier. Actuellement, c’est même devenu un privilège. 

Nous sommes encore parfois étonnés qu’une pianiste virtuose comme Marie Jaëll compose pour un autre instrument (une démarche inverse de celle de Chopin ou de Liszt qui n’ont quasi écrit que pour leur instrument, le piano). Mais vous avez évoqué l’écriture parfois pianistique de ce concerto. Comment cela se traduit-il ? Est-ce que le Concerto de Marie Jaëll « tombe bien » dans les doigts ? 

Oui, magnifiquement bien, même s’il est redoutable et nécessite du temps de préparation pour ses passages d’une grande vélocité. On y sent l’intelligence instrumentale et sensible de la compositrice. Pourtant, je ne pourrais pas le comparer à quoi que ce soit d’autre dans le répertoire. Il y a des modes de jeu qui sont singuliers, notamment dans les passages les plus virtuoses, que je n’ai pas retrouvé ailleurs et qui sont très proches de l’écriture du piano.

Les artistes construisent leur renommée avec l’interprétation du grand répertoire classique. C’est aussi votre cas même si, dès vos débuts, vous avez intégré des œuvres qui ne faisaient pas partie du « canon » musical. Comment trouvez-vous le temps d’apprendre de nouvelles œuvres ? 

En ce qui me concerne, le choix du répertoire est rarement fait par des programmateurs : j’ai toujours eu envie d’aller vers des répertoires moins fréquentés. Et c’est un point sur lequel nous nous sommes immédiatement trouvés, Pascal Amoyel et moi. Nous célébrons cette année les 20 ans de notre duo. Notre premier disque, nous l’avions consacré à Charles-Valentin Alkan qui était très peu connu et peu enregistré à l’époque.
Pour moi, c’est très motivant de convaincre des programmateurs de faire une affiche avec des compositeurs moins connus. Nous avons bien évidemment beaucoup de plaisir à jouer Brahms et Beethoven, mais nous sommes tout de suite allés vers d’autres répertoires. C’est une démarche qui me plait beaucoup parce que, lorsqu’on joue une œuvre méconnue, on n’est pas influencé, on n’a pas à se défaire de références accumulées au fil des années, la rencontre avec l’œuvre est plus directe. Mais c’est aussi une rencontre avec soi-même qui donne à ressentir la résonnance avec un texte et qui permet de remonter le fil jusqu’à la pensée du compositeur. C’est comme marcher dans un champ de neige où il n’y a pas de trace. Ce travail m’a plu et pour cela je trouve toujours du temps, même s’il s’organise généralement longtemps à l'avance. Pour le Concerto de Marie Jaël, je l'ai su deux ans à l’avance. 

Depuis un an, nous jouons très peu et "rester en doigts" devient plus difficile. Avant, nous ne nous posions même pas cette question : la préparation des concerts était la mise en forme idéale. Monter de nouvelles œuvres, se faire un nouveau répertoire, cela fait partie de l’équilibre, de la gymnastique du musicien, tant sur le plan instrumental et physique que sur le plan mental, pour continuer à développer, alimenter et ressourcer l’inspiration. 

Pour le moment, on parle beaucoup d’action culturelle. Dans votre travail, on sent une approche très sincère, qui vient entièrement de vous depuis longtemps. Ainsi, une part importante dans votre carrière est consacrée à des propositions conçues avec Pascal Amoyel ou en collaboration avec d’autres artistes. Les pensez-vous comme des moments de médiation musicale ? 

Effectivement, on parle beaucoup d’éducation artistique, d'action culturelle et de médiation. Nous en parlions souvent, Florence et moi. On se disait que la médiation, nous l’avons toujours faite et qu'il a fallu qu’on invente un mot pour que cela devienne à la mode. Mais ce n’est pas une mode, c’est fondamental. Il n’y a pas de ficelle pour ça, il faut sentir les choses. La musique et l’art, ça fait partie de notre vie, ça nous fait nous lever le matin. Nous savons ce qu’ils apportent à nos vies et nous savons aussi ce qu’ils peuvent apporter à la vie d’un mélomane.  Nous avons tout simplement envie de servir la musique et de la partager.
Depuis toujours cette question m’a habitée et c’est bien pour ça que cette période est si terrible : nous ne pouvons plus partager. Jouer pour soi-même est un plaisir solitaire qui trouve très vite ses limites. Il n’y a rien de plus beau que de voir briller une étincelle dans les yeux d’un enfant quand on lui fait partager une histoire liée à l'oeuvre qu’on va lui faire découvrir. Il faut donc trouver des voies d'accès, et la rencontre avec Pascal a été d’une richesse incroyable car nous nous sommes totalement rejoints.
Le Bloc 15 qu’on a écrit ensemble était notre premier spectacle, basé sur des témoignages des musiciens rescapés des camps de mort car ils faisaient partie des orchestres. La musique est parfois le seul fil qui rattache quelqu’un à l’existence. Nous voulions en témoigner parce que ça permet de mesurer la force que la musique peut soulever.
Cela nous a permis de toucher un public qui ne se sentait pas forcément concerné par la musique et qui a pu réaliser que, finalement, c’est tout à fait pour lui, c’est accessible. Il est important de mettre le sensible au premier plan : le plaisir de la musique est accessible sans les savoirs. Même les professionnels doivent parfois se défaire des savoirs pour retrouver ce plaisir. Le savoir n’est ni la finalité, ni le point de départ, c’est un passage qui ne doit ni entraver, ni devenir indispensable au partage. 

Comment voyez-vous votre rôle de pédagogue en ces temps de crise pour les musiciens ?  

J’ai plus de temps pour mes élèves -j’enseigne la musique de chambre au Conservatoire de Paris (CNSMDP) et j’ai aussi quelques élèves au Conservatoire de Gennevilliers. Il se trouve qu’ils ont la possibilité de jouer pour une personne réelle au moins une fois par semaine et je les envie parfois. Je leur explique : Vous avez des objectifs, vous devez restituer telle œuvre à tel moment. C’est une chance, mesurez-la et profitez-en. J’essaie de donner le meilleur de moi-même pour optimiser mon temps avec eux. Ils vivent des années très précieuses, mais c’est aussi un souci : je vois tous ceux qui ont terminé leur cursus en juin dernier et qui se retrouvent dans la situation actuelle alors que la sortie du conservatoire constitue déjà un passage critique. Ils s'attendaient à se lancer et là, il ne se passe rien, tout est figé. Il faut les accompagner, les aider à se projeter dans l’avenir et surtout les inciter à continuer à se questionner sur la place du musicien dans la société.
Ce n’est pas nouveau et je l’ai intégré à ma pédagogie depuis longtemps. Le questionnement des jeunes musiciens est essentiel. Il faut inventer pour créer le nouveau public. Nous pouvons élargir la place du musicien dans la société si nous sommes capables de convaincre que la musique apporte vraiment quelque chose. Le sujet doit être abordé dès le début car il est fondateur : il faut continuer, toujours, à questionner, à développer et à innover. 

Vous pouvez visionner le Concerto pour violoncelle de Marie Jaëll avec Emmanuelle Bertrand sur la page Facebook de l’Orchestre National de Bretagne. 

Propos recueillis par Gabriele Slizyte 

Crédits photographiques  : François Sechet

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.