Thomas Van Haeperen, explorateur contemporain 

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Le chef d’orchestre Thomas Van Haeperen est le fondateur et le directeur musical de l'Ensemble Sturm und Klang. Au pupitre de ses brillants musiciens, il est l’un des infatigables et essentiels animateurs de la scène belge de la musique contemporaine. Alors que sort un album consacré à Jacques Lenot et que s’annonce un concert à la Maison de Peuple de Saint-Gilles, le chef d’orchestre répond à nos questions. 

 Votre nouvel album est consacré aux Propos recueillis de Jacques Lenot. Pouvez-vous nous le présenter ? Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer ce cycle ? 

Les Propos recueillis de Jacques Lenot sont un cycle de douze pièces pour ensemble instrumental de douze musiciens où le compositeur propose un essai de transcription et d’orchestration d’un cahier de Lieder pour voix d’alto et piano, trois pièces pour piano, et d’un autre cahier pour violon et piano. 

Des poèmes souvent sombres et exaltés d’Else Lasker-Schüler, grande figure de l’expressionnisme allemand du début du 20e siècle, ont inspiré la majorité des pièces, ainsi que ceux de Hölderlin et de Faulkner. Chaque Propos, tel un lied sans parole, développe un univers d’une grande intériorité et d’une forte concentration, à travers une écriture ciselée.

J'ai rencontré Jacques Lenot en 2015, sa démarche artistique et sa personnalité authentique m'ont tout de suite intéressé. Ayant consulté son catalogue, j'ai été surpris de constater qu'un grand nombre de ses œuvres n'avait pas encore été créé. Beaucoup de compositeurs actuels n'écrivent que sur commande, ce n'est pas le cas de Jacques. Ses Propos recueillis me semblaient sa partition la plus adaptée à Sturm und Klang par son instrumentation et ses dimensions pour un projet de concert, puis d'enregistrement.

 L'instrumentation de ce cycle d'une heure comprend le quintette à cordes, les bois (avec une grande variété de timbres : la flûte joue aussi le piccolo, la flûte alto et la flûte basse, le hautbois joue aussi le hautbois d'amour et le cor anglais, la clarinette joue les clarinettes en sib, mib et la, la clarinette basse et le cor de basset) et trois cuivres (cor, trompette, trombone), soit une formation d'ensemble large assez classique, où chaque instrument a un rôle soliste. Cette partition permettait de mobiliser les musiciens de Sturm und Klang dans un projet exigeant. 

Comment pouvez-vous définir la musique de Jacques Lenot ? 

La musique des Propos recueillis est une musique d'espace et de lumière, dont le déroulement comporte un aspect imperturbable, inexorable. L'écriture est marquée par une cohérence forte qui exige des interprètes une grande concentration. Les six premiers propos, orchestrations des Lieder d'Else Lasker-Schüler, comportent évidemment un aspect narratif, dont la ligne est assumée par un instrument principal par Lied.

Le 18 juin, lors d’un Concert à la maison du Peuple de Saint Gilles, une nouvelle œuvre de Jacques Lenot sera mise en perspective avec des partitions de Boulez, Francesconi et Ivan Cayron. Comment avez-vous élaboré ce programme ? 

Après environ un an de suspension de nos activités de concert, le travail de programmation est une activité qui ressort de l'équilibrisme entre gestion des reports, respect des normes sanitaires, limitation du public (et des musiciens), distanciation sociale ...Ce premier concert avec public pour Sturm und Klang depuis de longs mois présente en fait des oeuvres prévues lors de deux projets annulés. 

L'intitulé du concert, Ciels, fait allusion au titre de la création de Jacques Lenot, Bleu Ruisdael (en référence aux ciels du peintre). Il signifie la volonté de présenter au cours de la soirée une succession libre de paysages contrastés, calmes ou agités, statiques ou dynamiques.

La pièce d'Ivan Cayron, Trois poèmes de Georges Perros, apportera en plus un aspect ludique au programme (aussi bien par l'humour des poèmes à l'allure surréaliste que par l'écriture musicale).

Quand on regarde les noms des compositeurs que vous dirigez, on constate une grande amplitude et l’absence d'œillères : tous les styles sont représentés. Ce refus des frontières entre les écoles est-il essentiel en 2021 ? 

J'aime en effet aborder différents répertoires et ne pas limiter la programmation à un courant particulier. Je trouve aussi essentiel pour un ensemble de musique contemporaine de continuer à travailler le répertoire du 20e siècle (c'est ici le cas avec la pièce de Boulez, récemment nous avons aussi joué Schoenberg avec beaucoup de plaisir et d'émotion). La confrontation pour un interprète avec différents styles et/ou époques lui permet de continuer à évoluer et à se remettre en question.

Le monde de la Culture en Belgique a été très touché par les conséquences des confinements et des restrictions. Le silence est terrible pour la musique, mais il est doublement impactant pour la création contemporaine qui existe par le présent. Comment avez-vous, avec votre ensemble, vécu cette situation ? 

Durant cet arrêt forcé de nos activités, j'ai eu paradoxalement sans doute plus de travail administratif que d'habitude, pour gérer les reports et annulations, et réfléchir à la meilleure manière de rebondir dès que ce serait possible. Nous nous sommes retrouvés face à une absence d'évidence dans la projection à court et moyen terme, que nous n'aurions pas soupçonnée possible et qui nous a tous éprouvés.

Avec l'ensemble, nous avons organisés quelques événements sans public direct (concert en live streaming, workshop pour jeunes compositeurs, émissions radio), mais nous avons constaté que le partage des vibrations du son en direct et l'énergie de la communication entre musiciens et public réceptif n'étaient pas remplaçables par une solution de diffusion à distance. Lors des rares événements avec public, l'été et au début de l'automne passé, nous avons aussi ressenti une charge émotionnelle forte.

Un élément positif de cette crise a été la mise en réseau des ensembles indépendants des musiques classiques, dans la Fédération Ambitus, dont Sturm und Klang est membre fondateur.

Comment voyez-vous l'avenir de la musique contemporaine et de sa diffusion après cette pandémie ?

Il est possible qu'après cette période, un certain besoin d'insouciance et de légèreté souffle sur la création contemporaine. D'un autre côté, la rupture d'une certaine routine pendant une longue période pourrait faire émerger de nouvelles priorités.

J'espère que la musique restera toujours essentiellement un art vivant, qui implique un partage entre des musiciens et un public à un moment précis (avec des risques) et dans un lieu précis (avec une acoustique chaque fois différente), cela avec des qualités de concentration et de réceptivité que la musique peut susciter.

Les nombreuses expériences de communication et de diffusion réalisées pendant cette période pourront cependant sûrement nous aider à développer des médiations vers de nouveaux publics, afin de leur donner l'envie de nous écouter en direct.

Le site de l'Ensemble Strum & Klang : www.sturmundklang.be

  • Au concert : 

18 juin 2021 à la Maison du Peuple de Saint-Gilles/ Programme :  Pierre Boulez - Dérive 1  Jacques Lenot - Bleu Ruisdael  (création mondiale)  |Ivan Cayron - Trois poèmes de Georges Perros  Luca Francesconi - Insieme II. 

  • A écouter : 

Jacques Lenot, Propos recueillis, Ensemble Strum und Klang, Thomas van Haeperen. 1 CD  L'Oiseau Prophète.

 

 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

 

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