Anna Fedorova naratrice musicale

par

Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Ballades n° 1 à 4 op. 23, 38, 47 et 52 ; Franz LISZT (1811-1886) : Trois Sonnets de Pétrarque n° 47, 104 et 123 ; Alexandre SCRIABINE (1877-1915) : Deux Poèmes op. 32 et Sonate n° 4 op. 30. Anna Fedorova, piano. 2019. Livret en anglais et en néerlandais. 69.27. Channel Classics CCS 42219.

leAnna Fedorova Storysteller, peut-on lire en couverture de la pochette de ce CD qui donne accès au jeu resplendissant de cette artiste née à Kiev en 1990. Ce qualificatif de « conteuse » est tout à fait en adéquation avec la démarche de cette pianiste à la sonorité veloutée et aux nuances expressives. C’est en effet à un parcours narratif que la virtuose nous convie à travers des partitions qui composent un programme bien élaboré. Issue d’une famille de musiciens, Anna Fedorova a été une enfant prodige : elle donne son premier récital à six ans et se produit avec orchestre douze mois plus tard. Elle étudie à l’Ecole Lysenko de sa ville natale où elle est l’élève de son père, Boris Fedorov, puis à l’Académie d’Imola. Elle se perfectionne au Royal College Music de Londres avec Norma Fisher et reçoit aussi des conseils d’Andras Schiff ou Menahem Pressler. Lauréate de plusieurs compétitions internationales, elle a remporté en 2009 le Premier Prix du Concours Rubinstein In Memoriam en Pologne. Pour le label Channel Classics, elle a déjà enregistré un CD consacré à des fantaisies de Schumann, Beethoven, Scriabine et Chopin ; elle y montre la diversité de son répertoire. Sous d’autres habillages, on découvre aussi le Concerto n° 2 de Rachmaninov, en public, ou de la musique de chambre de Borodine, Glazounov, Prokofiev ou Shostakovitch.

D’emblée, dans les Ballades de Chopin, c’est le dépouillement qui interpelle, pour ne pas dire la modestie, avec lequel Anna Fedorova aborde ces partitions, dans une allure narrative, selon l’esprit de l’intitulé de son CD. Dans la première, achevée en 1835, elle creuse le son avec une passion presque douloureuse qui s’épanouira en force douce dans la deuxième, terminée par le compositeur lors du séjour pénible de Majorque. La pianiste se souvient peut-être ici de la suggestion poétique de Schumann disant que Chopin se serait inspiré d’une légende de Mickiewicz où il est question de la transformation des morts en fleurs aquatiques lors de combats des Lituaniens contre les tsars. Anna Fedorova capte avec nuances l’atmosphère mystérieuse qui peu à peu se transforme en emportements, avant le retour au thème initial et de nouvelles alternances animées ou apaisées. Elle traduit avec bonheur le charme poétique de la 3e Ballade de 1841, comme le climat rêveur puis somptueux de la quatrième, de 1842. Elle nous faire partager sa vision, à la fois pudique et chaleureuse.

Cette qualité se prolonge dans les trois Sonnets de Pétrarque de Liszt, issus de la deuxième Année de Pèlerinages italiens. On y trouve aussi bien l’expression lyrique, riche en efficacité, que le bonheur exprimé dans le Sonnet 47, la recherche de la paix et de la sérénité trouvée dans le Sonnet 104. La tendre contemplation, contrariée par un moment d’agitation, prélude à la suprématie sans contingence de l’amour mystique dans le Sonnet 123. La démarche d’Anna Fedorova donne souvent l’impression d’un contexte d’improvisation : tout paraît naturel et elle arrive à déployer une palette de couleurs chaudes dans un style plein de délicatesse et de retenue.

Scriabine complète le programme : les miniatures de 1903 contenues dans les Deux Poèmes op. 32 sont rendues avec une grâce élégante. Elles sont de la même époque que la brève Sonate n° 4, écrite en deux jours par le compositeur moscovite. Le choix est judicieux pour parachever ce récit pianistique car les deux mouvements en continu, Andante et Prestissimo volando, évoquent le bonheur, symbolisé par le vol de l’homme vers la lumière, thème que développera plus tard le créateur dans son Prométhée. Pour cette sonate, Boris de Schloezer, cité par Manfred Kelkel dans sa biographie consacrée à Scriabine (Paris, Fayard, 1999, p. 274) soulignait en 1921 « le besoin de griserie, d’exaltation, la recherche de ce qui peut surexciter, transformer la vie en une fête permanente ». C’est à ce type d’invitation qu’Anna Fedorova convie l’auditeur au sein de cette approche comme tout au long de son parcours de conteuse inspirée. Cet enregistrement de juin 2019 est celui d’une jeune femme de trente ans qui a des confidences à livrer et qui offre, à travers un répertoire de haut niveau, diverses facettes d’une personnalité attentive à la transmission d’un message. On ne peut qu’espérer qu’elle poursuivra dans cette voie qui semble convenir si bien à son talent, riche en profondeur et en investissement.

Son : 9   Livret : 8   Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix  

 

  

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