Arcadi Volodos à Flagey

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C’est dans un Studio 4 de Flagey très bien rempli et plongé dans une quasi pénombre qu’Arcadi Volodos arrive à pas mesurés sur la scène où seuls sont éclairés le beau Steinway et l’interprète. 

Comme le faisait également Radu Lupu, le pianiste se dispense du classique tabouret réglable en hauteur en faveur d’une simple chaise à dossier contre lequel -en dépit de ce qu’enseignent peu près tous les pédagogues de la planète- il se cale fermement, ce qui chez d’autres devrait entraîner une crispation des arrière-bras mais ne semble aucunement affecter le natif de Leningrad. Se produisant dans un programme de choix ne comportant aucun tube du répertoire, Volodos entame la soirée par la Sonate n° 16 en la mineur, D. 845 de Schubert, certainement l’une des plus belles et profondes du compositeur viennois. Tordant le cou au cliché du Schubert aimable, il investit le premier mouvement d’une constante tension et d’une grandeur qui confine par moments au tragique. Comme on pourra le constater tout au long de ce récital, la maîtrise du pianiste est tout simplement confondante : non seulement il n’existe pas pour lui de difficultés techniques, mais cette virtuosité apparemment dépourvue de tout effort alliée à la noblesse de la conception ainsi qu’à une invariable beauté et profondeur de son (ah, ces forte toujours pleins et veloutés) et à la réelle humilité d’une interprétation entièrement mise au service de la musique dans un respect total de la partition le met au niveau de géants d’un passé encore récent, tels Claudio Arrau, Emil Gilels ou Jorge Bolet. 

On reste stupéfait devant ces pianissimi impalpables et ces forte de granit aux deux extrêmes d’une gamme de nuances apparemment illimitée. Et sa maîtrise de l’agogique n’est pas moindre : trouvant le tempo giusto pour chaque mouvement, Volodos est tout aussi capable des plus subtils rallentandi tout en veillant toujours à faire avancer le discours. 

Et ceci ne dit encore rien de la poésie et de la tendresse avec laquelle il aborde l’Andante en forme de thème et variations, ni de l’imagination qu’il sait mettre dans un Scherzo vif-argent avec ses appels de cors et son si tendre Trio. Ici, Volodos réussit le tour de force de rendre ce mouvement à la fois terrien et divin, bucolique et profond. Le véloce et brillant Rondo conclusif permet d’admirer le parfait mécanisme du pianiste dans des traits d’une impeccable régularité.

La deuxième partie du récital s’ouvre sur les Davidsbündlertänze de Schumann, oeuvre devenue rare au concert. Sans doute parce que Schumann, on le sait, est de ces auteurs qui ne se livrent pas aisément. Pour bien servir le fantasque compositeur, il faut, plus encore qu’un virtuose, un poète. Est-il besoin de dire à quel point Volodos sait incarner à la fois l’impétuosité et l’enthousiasme de Schumann comme son ineffable et désarmante poésie ? L’interprétation de ce cycle est un joyau où le pianiste se montre sensible à toutes les facettes de ce kaléidoscope musical, réussissant à donner à chacune des 18 pièces son juste caractère, qu’il soit virtuose ou contemplatif, comme -pour ne donner qu’un exemple- le magnifique Innig où l’alliance du travail sur la texture sonore allié à la grâce de l’exécution débouche sur une musique qui semble étonnamment annoncer Debussy.

Après les profondeurs de Schumann et de Schubert, place à la virtuosité la plus débridée pour la Rhapsodie hongroise n° 13 de Liszt. Comme si les exigences de l’original ne suffisaient pas, Volodos en interprète un arrangement de son cru qui après une introduction sobrement déclamée va déboucher une extraordinaire pyrotechnie pianistique. On reste bouche bée devant cette insensée accumulation de difficultés, toujours surmontées avec un calme imperturbable, au point que Volodos -qui ici adopte une posture plus classique, le dos décollé du dossier et le buste incliné vers l’avant- trouve encore à un moment le temps de reculer sa chaise durant l’exécution de ce terrifiant morceau.

Devant le chaleureux accueil d’un public justement enthousiaste, le pianiste offrira trois bis. D’abord, la mélodie Zdes’ khorocho de Rachmaninov où la maîtrise et la fine retenue de l’interprète-transcripteur mettent en évidence le charme de cette musique un peu salonnarde sans trop insister sur le lyrisme un peu sucré de l’original. Retour sur scène pour un Moment musical n° 3 de Schubert d’une merveilleuse subtilité. Enfin, c’est sur la sereine Sicilienne extraite du Concerto pour orgue BWV 596 de Bach et interprétée ici avec une phénoménale beauté sonore qu’Arcadi Volodos conclut ce qui restera une très grande soirée.

Bruxelles, Flagey, le 12 juin 2024.

Crédits photographiques : J-L neveu

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