Ars Musica : la queue de la comète

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Deux concerts terminent l’édition 2021-2022 du festival Ars Musica, à quelques mois de sa salve première de novembre, consacrée à la voix, qu’on aura pu entendre sous les habits chamarrés d’Ethiopie, nappée de la grâce japonaise ou enveloppée de l’odeur de lait de jument fermenté prisé en Mongolie : instrument du langage et de la musique, elle est universelle, se rit des frontières et se faufile entre les traditions, orales ou écrites, occidentales ou non.

Trans-portées

C’est un pari de faire se rencontrer des cultures sur une même scène, souvent elles s’entremêlent, parfois elles se fondent en une symbiose inattendue, parfois elles se juxtaposent -comme ce samedi 7 mai dans la Salle M de Bozar où prennent place, côté jardin, Farida Parveen et ses musiciens et, côté cour, la soprano Hadhoum Tunc, Laurent Cuniot et trois instrumentistes de l’ensemble TM+. 

Harmonium, flûtes, dotara (un luth traditionnel à long manche), dhol (un tambour à deux peaux) et tablas (une paire de fûts, le dayan pour les sons aigus et le bayan pour les sons de basse) portent les chants de Lalon du Bangladesh -un style musical nommé en référence au chanteur, penseur, philosophe Lalon Shah, pacifique et réformateur social engagé. C’est sur la spiritualité de cet univers musical bâti au 19e siècle et transmis par le geste et la parole, d’une génération à l’autre jusqu’à Parveen, devenue icône populaire et patriote dans son pays, que doit se faire la jonction avec le « chant de l’amour absolu » des compositions de Cuniot, écrites à partir des textes du poète contemporain bangladais Muhammad Manzur, pour un trio d’instruments occidentaux classiques (violoncelle, clarinette et clarinette basse, hautbois et cor anglais, agrémenté de quelques discrètes percussions tubulaires -un petit gong aussi).

Pour mieux réunir ces deux univers, d’origine, de transmission, de culture et d’époque différentes, Laurent Cuniot -outre la composition, il assure la direction musicale (ici, assis)- choisit l’entrelacement : tout au long du programme, à une partition d’aujourd’hui succède un chant d’hier (parfois deux) et, à de rares interventions ponctuelles près (le plus souvent lors des transitions mais avec une -très belle- exception lors du chant final, Shomoy Gele, Shadon Hobe Na, où les deux voix se rejoignent), l’ensemble côté jardin se repose quand l’ensemble côté cour s’active -et vice-versa. On comprend l’effet recherché, mais on ne s’y abandonne pas : si les musiciens s’écoutent avec un respect réciproque, les spectateurs, eux, entendent une musique de l’oreille droite, puis une autre de l’oreille gauche, par tranches de quelques minutes, avec cette dérangeante impression d’alterner entre deux territoires qui restent au bord du gué, achoppent à se coaguler -et la salle se dissipe, des flashs fusent, on parle, les téléphones portables filment mais aussi distraient pendant la tranche qu’on n’est pas venu voir ; certains, même, sortent, entrent et ressortent.

Dommage, car, même si j’ai une préférence pour l’écriture de Cuniot, les musiques portées par Parveen sont souvent touchantes, et justes -mais comment s’y plonger quand la piscine se vide dès qu’on enfile le maillot et se remplit quand on se rhabille ?

Serres impies

Une déférence circonspecte s’insinue en moi quand je me faufile dans le sas d’entrée du Conservatoire de Bruxelles, en son bâtiment historique de la rue de la Régence construit par l’architecte Jean-Pierre Cluysenaar entre 1872 et 1876 : la hauteur des portes et des plafonds, le dessin des moulures, le rouge rubis des fauteuils suggère encore la solennité d’un haut lieu d’apprentissage et de culture, en même temps que l’écaillement des peintures, l’usure des tissus, la trace de fuites d’eau ou l’atmosphère poussiéreuse exhalent le délabrement général. La rénovation est pour bientôt, promet-on à ceux qui y travaillent et y étudient (1200 élèves de 40 pays), et c’est grand temps car la musique qui s’y édifie est plus essentielle qu’on ne le croit.

A cette sensation composite se mêle la nostalgie d’une fin de festival un peu délaissée (le public est clairsemé dans la grande salle de 600 places), queue de comète de l’événement confiée à l’ensemble de chambre Het Collectief, fondé en 1998 et spécialisé dans les musiques du 20e siècle. C’est la pièce créée par la formation bruxelloise à Louvain en 2017, Serres Impies, qui donne son titre à ce concert de clôture, aux textes extraits du roman À Rebours de Joris-Karl Huysmans (référence de Serge Gainsbourg pour son propre Evguénie Sokolov), si descriptif que l’intrigue fond au fur et à mesure des pages : Jean des Esseintes, antihéros excentrique, quitte Paris l’agitée pour Fontenay-aux-Roses l’oisive ; il y rassemble livres et objets précieux et y crée parfums et jardin de fleurs -après celles, artificielles, contrefaisant les vraies, il en veut de réelles, imitant les fausses. Et c’est le cycle de vie de cette flore extravagante que suit la partition de Robert Zuidam, élève de Philippe Boesmans au Conservatoire de Rotterdam, qui enchaîne les mélodies comme un poids lourd aborde les côtes : avec un accablement fastidieux que l’énergie dévastatrice de la soprano combat au mieux, et parfois avec douleur.

Deux mouvements de Sérigraphies, écrits en 2007 par Johannes Schöllhorn (un court Prélude gaiement hétéroclite et le pointilliste Barcarolle, à l’image joliment construite  -quoique contrariée de claquements saisissants, bientôt assimilés par l’archet rebondissant sur la corde), encadrent la création de Trois nuits, commande d’Ars Musica au compositeur français Karl Naegelen -saxophoniste et guitariste, adepte de l’écriture de plateau, il aime travailler avec des improvisateurs, voire des musiciens amateurs qui ne lisent pas la musique, dont des enfants. Le morceau alterne chant et texte parlé (l’occasion pour Katrien Baets de laisser poindre son accent), sur trois mouvements, chacun articulé autour d’un poème français (Victor Hugo, Verlaine) ou belge (Émile Verhaeren, flamand d’expression francophone) : mysticisme de la nuit, lamentation nocturne et espoir fragile sont les thèmes qui alimentent une musique qui avance sans hâte, par petites poussées funèbres et grince comme un élégant mystère, avec une attention attachée au son -à la gestuelle, à la façon de respirer, à ce qui le module.

Ma préférée au programme de ce soir, qui ouvre au mieux la conclusion d’une manifestation au service de la voix, est l’œuvre, captivante, de l’Autrichien Thomas Larcher : My Illness is the Medicine I need, servie avec une belle conviction par Baets et Het Collectief, possède le désespoir (« La mort viendra à moi et recouvrira tout mon corps. Et je serai silence pour toujours. »), envoûtant (« Manger et dormir. Manger et dormir. La monotonie te tue. ») et dérisoire (« J’aime quand on me demande l’heure. C’est presque une conversation »), de qui franchit la norme et vit une réalité, effarante, qui n’est plus celle des autres.

Et la queue de la comète s’est éloignée, dimanche à l’heure du souper, dans cette doucereuse nostalgie qui signe la fin (de vacances, d’un événement, d’une soirée), ce moment où on se quitte, chacun vers son propre cocon -mais qui fait aussi la place pour la prochaine édition d’un festival dont on aime la pluralité automnale.

Bruxelles, Bozar, le 7 et Conservatoire, le 15 mai 2022

Bernard Vincken

Het Collectief © Valter Pelns

 

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