Arvo Pärt et le Collegium Vocale d’Herreweghe rendent hommage à Jan Van Eyck

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Evénement incontournable de cet automne, la création de Für Jan van Eyck d’Arvo Pärt dans la charmante ville de Gand, fief du Collegium Vocale de Philippe Herreweghe, est à coup sûr le moment fort de l’édition 2020 du Gent Festival van Vlaanderen.

A ceux qui les sous-estimaient encore, la première ville estudiantine de Belgique a donné la mesure de ses nombreux atouts. Le chef-lieu de Flandre-Orientale n’est pas peu fière -et on la comprend- d’avoir accueilli, il y a près de 600 ans, l’un des plus grand peintres flamands de tous les temps, Jan Van Eyck ; celui-là même qui, à la mort de son frère Hubert en 1426, acheva l’illustrissime Adoration de l’Agneau mystique. Sorti de l’atelier en 1432, le retable monumental, composé de dix-huit panneaux, fut restauré aux deux tiers ces dix dernières années avant de reprendre ses quartiers, il y a quelques mois, dans la Cathédrale Saint-Bavon de Gand. La restauration du dernier registre supérieur de l’œuvre se poursuivra dès l’année prochaine et devrait durer quatre ans. Le coût total de l’opération est estimé à environ 3,5 millions d’euros. 

Après avoir rendu hommage les deux années précédentes à Rubens et à Bruegel, la Flandre et la ville de Gand ne pouvaient laisser passer l’occasion de payer un tribut à Jan Van Eyck. L’année 2020 devait lui être dédiée au travers d’un programme culturel au titre accrocheur : « OMG! Van Eyck was here ». Le déroulement des activités fut naturellement quelque peu perturbé par la crise sanitaire. Qu’à cela ne tienne, l’ « année Van Eyck » se prolongera jusqu’à l’été 2021. 

S’il est un autre événement -parmi tant d’autres sur la scène culturelle- que ce maudit coronavirus a méchamment éclipsé, c’est l’anniversaire du Collegium Vocale Gent, fondé il y a tout juste cinquante ans par Philippe Herreweghe. Lui aussi vit l’agenda des festivités fortement chamboulé. Annulée, la tournée mondiale qui devait voir briller le célèbre cœur de chambre dans ce qui reste l’un des fleurons de ses interprétations : les Passions de Bach. L’affiche de la 100e édition du Festival de Salzbourg fut, quant à elle, délestée de nombreux concerts, évinçant notamment l’ensemble gantois qui aurait dû briller aux côtés de l’Orchestre des Champs-Elysées. Le festival toscan Collegium Vocale Crete Senesi fut heureusement maintenu, dans un format répondant bien entendu aux contingences de la pandémie : public restreint, concerts plus courts et redoublés pour que tous puissent y assister dans le respect des gestes barrières.

C’est dans un format analogue que Philippe Herreweghe et consorts ont marqué de leur empreinte l’année Jan Van Eyck : huit concerts au programme identique, d’une durée de moins d’une heure chacun, répartis sur trois jours (du 22 au 24 septembre). Pour l’occasion, la ville de Gand avait mis les petits plats dans les grands : jumelée avec Tallinn, elle avait commandé à l’un des compositeurs les plus populaires du moment, l’Estonien Arvo Pärt, une pièce inspirée du fameux retable. L’annonce de la création mondiale de cette œuvre le 22 septembre, sous l’œil émerveillé de l’Agneau mystique, s’est répandue comme une trainée de poudre dans l’ensemble du monde musical. Les concerts programmés dans la Cathédrale Saint-Bavon furent pris d’assaut et rapidement complets. Les six concerts suivants à l’église Saint-Jacques se déroulèrent également à guichet fermé. Que Pärt n’ait pu assister à la création de son œuvre n’a rien pour surprendre. Le compositeur avait néanmoins eu la délicatesse d’adresser quelques mots aux interprètes ainsi qu’au public, leur souhaitant de goûter son hommage à « l’un des plus grands artistes de la chrétienté ». 

Nous étions parmi les privilégiés à assister au dernier concert du cycle, le 24 septembre, à la Sint-Jacobskerk. Un concert au pas de course ; la faute, sans doute, à la pandémie. Trois quarts d’heure montre en main. Le temps d’une liturgie.

Placé sous le signe de l’Agneau Pascal, le programme se devait immanquablement d’être tout entier consacré à la musique sacrée et aussi épuré que possible. Il le fut. Enchâssées entre deux pièces pour orgue, résonnèrent une poignée d’œuvres pour chœur a cappella et une autre pour chœur et orgue.

Le premier tableau fut digne d’une scène de l’Apocalypse. Funeste vision, en effet, que celle d’Herreweghe et de ses douze apôtres s’avançant d’un pas lent, tout de noir vêtus, bâillonnés comme tant d’autres artistes, condamnés au silence. Mais une fois tombés les masques, les voix libérées, le chœur des anges put déployer ses ailes et nous donner à entendre l’harmonie céleste. Quatorze chérubins entourent l’Agneau des frères Van Eyck. Le quatorzième n’était-il pas dans le chant même ?

Le concert débuta par Annum per annum, l’une des rares pages d’Arvo Pärt conçues dès l’origine pour l’orgue. La commande en fut passée au compositeur estonien à l’occasion du 900e anniversaire de la Cathédrale de Speier en Allemagne. Le titre de cette œuvre dédiée à Sainte Cécile, patronne des musiciens, fait allusion aux messes célébrées quotidiennement, d’année en année, sous les voûtes de la cathédrale. Elle débute fortissimo sur un intervalle de quarte (ré-la) diffracté sur plusieurs octaves et se fondant progressivement dans le silence -le compositeur invite ici l’organiste à éteindre le moteur de son instrument, ce que peu d’interprètes se résignent à faire, l’effet que produit un tel artifice étant assez malencontreux sur certaines orgues. A la console de l’orgue conçu en 1898 et 1899 par le facteur flamand Joseph Deprez, l’organiste (et par ailleurs claveciniste), Maude Gratton livra de ces premières mesures une interprétation empressée et un peu décousue, peinant à maintenir la régularité et la clarté du rythme dactylique martelé à la main gauche et au pédalier, qui confère tout son éclat à cet étrange prélude. La lecture, plus posée, qu’a donnée de cette œuvre Christopher Bowers-Broadbent pour ECM demeure, à cet égard, exemplaire. Les cinq épisodes suivants furent heureusement mieux articulés. Portant chacun une lettre symbolisant les sections de l’ordinaire de la messe (K[yrie], G[loria], C[redo], S[anctus] et A[gnus Dei]), ils trouvent leur substance dans un cantus firmus, joué à la main gauche et au pédalier et varié à la main droite. Exubérante, la coda reprend à rebours l’idée développée dans l’introduction, refermant l’œuvre sur un accord de majeur gagnant en intensité et en majesté au fil d’un long crescendo aboutissant à un triple forte.

Jetant des ponts entre notre époque et celle de Van Eyck, le Collegium Vocale nous donna ensuite à entendre, par bribes, la Missa a quattro voci da cappella de Claudio Monteverdi, composée en 1650 dans le stile antico. Amputée de son Gloria et de son Credo, elle n’en fut pas moins brillamment interprétée, culminant dans les radieux Hosanna du Sanctus et du Benedictus, déclamés avec une puissance et une homogénéité que sont seuls capables d’atteindre les chœurs de chambre d’exception. 

Sertis entre les différentes sections de la Missa du maître vénitien, deux motets d’Anton Bruckner en prolongèrent la grâce. Du Locus iste en ut majeur, le Collegium Vocale préserva soigneusement l’immaculée blancheur. La lecture du Os justi, modèle de sobriété et de pureté, qui voit le chœur à quatre voix se dédoubler en deux endroits, fut encore plus empreinte de ferveur. Les grincheux regretteront peut-être que le choix des interprètes se soit porté sur la première édition de ce motet, auquel Bruckner ajouta ultérieurement un verset supplémentaire, Inveni David, pour voix d’hommes à l’unisson avec accompagnement d’orgue et une reprise de l’Alleluia. De cette version augmentée, nous ne connaissons, hélas, que trois enregistrements. 

Für Jan van Eyck, pour chœur et orgue -qui, pour beaucoup, devait être le « clou » de la soirée- n’aura probablement pas manqué de décevoir les attentes. Il s’agit, en effet, d’une œuvre relativement anecdotique, d’une durée inférieure à trois minutes et dérivée de l’Agnus Dei de la Berliner Mass composée il y a une trentaine d’années dans le style très caractéristique, dit « tintinnabuli », du Pärt d’après Tabula Rasa. Pouvions-nous raisonnablement espérer autre chose d’un compositeur âgé de 85 ans, dont le catalogue ne s’est guère étoffé ces cinq dernières années ? Si la Berliner Mass de Pärt est essentiellement connue aujourd’hui dans sa version de 1992 pour chœur et orchestre à cordes, elle était destinée, à l’origine, à un ensemble vocal avec accompagnement d’orgue. On retrouve, dans Für Jan van Eyck, des fragments épars de l’Agnus Dei de la Messe de Berlin et le même traitement musical, syllabique, du texte.

Point d’orgue du concert, « Dieu parmi nous » d’Olivier Messiaen clôtura la soirée. Dernière des neuf médiations mystiques composant le premier grand recueil pour orgue de Messiaen, La Nativité du Seigneur, c’est l’une des nombreuses évocations musicales de l’Agneau mystique, deuxième personne de la Trinité, par l’auteur des Trois Petites Liturgies de la Présence Divine. Nous ne saurons jamais ce que Messiaen aurait pensé du couplage, au sein d’un même programme, de l’une de ses œuvres avec deux pages d’un compositeur comme Arvo Pärt, qui a résolument tourné le dos aux esthétiques avant-gardistes. A n’en pas douter, ses élèves, en d’autres temps, auraient fait un esclandre ! Pourtant, « Dieu parmi nous » n’a pas le moins du monde semblé entacher la cohérence de la programmation. L’explication de ce qui a tout l’air d’un paradoxe réside sans doute dans les quelques mots surplombant la préface du recueil rédigée par Messiaen : « l’émotion, la sincérité d’abord ». Composée à Grenoble en 1935, la Nativité reste le cycle pour orgue le plus fréquemment joué et enregistré de son auteur. Messiaen estimait que cette notoriété était surfaite, mais reconnaissait que La Nativité, avec ses rythmes hindous, constituait une révolution dans la musique d’orgue, à une époque où Franck représentait le summum du modernisme. Œuvre d’un compositeur de 26 ans -qui n’avait, certes, encore levé qu’un coin du voile sur son génie- La Nativité est le premier chef d’œuvre authentique de Messiaen, écrit dans un langage très personnel, à l’aide d’un vocabulaire sans équivalent dans l’Histoire de la musique. Au lendemain de la création de l’œuvre, Henri Sauguet écrivait dans La Revue hebdomadaire : « Dans sa Nativité du Seigneur, Olivier Messiaen s’est élevé au rang des purs poètes religieux que la musique a pu produire. Il n’en y a pas beaucoup ; il n’en est pas, à nos yeux, de plus inspiré ni de plus pénétrant. » N’est-il pas étonnant qu’un public touffu range aujourd’hui Arvo Pärt parmi ces mêmes poètes, lorsqu’on sait à quel point La Nativité provoqua, il y a moins d’un siècle, la consternation dans les rangs traditionalistes ? 

Au terme de ces huit concerts-marathons, Maud Gratton investit ses dernières forces dans cette brillante toccata, typique de Messiaen, reflet des montagnes imposantes du Dauphiné. Elle en dessina les trois thèmes avec autant de délicatesse que d’exaltation : à la pesante descente des anches de pédale, évoquant l’Incarnation du Christ, succédèrent une lecture tendre et iridescente du superbe thème mélodique (« lent, avec charme ») exprimant l’amour du Christ, symbole de la communion, et un superbe Magnificat « vif et joyeux » aux accents de chant d’oiseau. Conformément aux vœux du compositeur, la glorieuse toccata en mi majeur fut aussi « vive et puissante » que le permit l’instrument. Celui-ci semblait malheureusement sonner dans le lointain ; on se plait à imaginer quel dut être l’effet d’une telle démonstration de force et de virtuosité sur l’orgue de la Cathédrale Saint-Bavon qui, avec ses 90 registres, est le plus grand du Benelux. 

Sous les applaudissements, Herreweghe, visiblement fatigué, revint saluer discrètement le public, bientôt rejoint par ses choristes et Maud Gratton. Et ce fut terminé. De ces derniers instants nous reste une image ambivalente, écornée par les contraintes imposées par la pandémie mais sublimée par la grâce des moments vécus. Dissimulé à nos regards, L’Agneau mystique nous est apparu au travers de la musique. N’est-ce pas l’abbé Liszt qui disait : « L’art est un paradis sur terre auquel on ne fait jamais appel en vain lorsqu’on est confronté aux oppressions de ce monde » ?

Gand, Sint-Jakobskerk, 24 septembre 2020

Olivier Vrins

Crédits photographiques : Michiel Hendryckx

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