Bach et Rachmaninov orchestrés par Respighi
Ottorino Respighi, Transcriptions. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Prélude et Fugue en ré majeur BWV 532 (trans. P 158) ; Passacaglia en ut mineur BWV 582 (trans. P 159). Ottorino Respighi (1879-1936) : Tre Corali, d’après préludes de choral de Bach (BWV 659, 648, 645). Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Cinq Études-Tableaux, op. 33 no 4, op. 39 no 2, 6, 7, 9 (trans. P 160). John Neschling, Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Septembre 2017. Livret en anglais, allemand et français. 59’08. SACD BIS-2350
Cinquième volume respighien par John Neschling et l’Orchestre Philharmonique de Liège. Après un précédent album (Trittico botticelliano, Il Tramonto, Vetrate di chiesa) largement récompensé par la presse, cette nouvelle livraison se concentre sur des transcriptions de 1929-1930, absentes du coffret Brilliant (8 CDs) de Francesco La Vecchia.
Bach d’abord. Non une intégrale des arrangements orchestraux car manqueraient la Sonate en mi mineur pour violon, cordes et orgue (P 85, de 1908) et le Nun komm der Heiden Heiland P 118 (1918, certes inédit à notre connaissance). Ce n’est pas la première fois que Respighi se penchait sur une œuvre d’orgue, puisqu’il avait déjà transposé au piano quelques pièces de Frescobaldi (P 111-113). Le maestro Fritz Reiner fut le dédicataire de l’arrangement du Prélude et Fugue en ré majeur qu’il inaugura, avec son orchestre de Cincinnati le 14 mars 1930. Même si un critique italien vanta ce travail qui préserve « l’austérité et la grandeur inhérentes » de cet opus, il s’agit d’un des diptyques les plus débonnaires du Kantor, et on peut estimer que la transcription accuse la veine naïvement décorative du Prélude, lancé par son arpège poussif. La Fugue et son balayage en miroir se trouve aussi travestie dans un décor inélégant. Même si l’interprétation évite la lourdeur et privilégie la transparence, on regrette que Respighi piocha ce BWV 532 au sein du suprême catalogue ! L’exercice flirte entre le badin et le cocasse.
La Passacaille et Fugue reflète une autre profondeur, et Toscanini ne s’y est pas trompé quand, aussitôt après avoir découvert le BWV 532 joué par son confrère hongrois, il commanda cette transcription de la Passacaglia, qu’il créa au Carnegie Hall le 16 avril. Un mois après ! Car il ne fallut qu’une dizaine de jours pour réaliser cette orchestration cathédralesque. Ce légendaire BWV 582 fut la première œuvre d’orgue de Bach que Leopold Stokowski transcrivit, et dont il laissa non moins de six enregistrements. La grandeur de l’original, son rayonnement spirituel se trouvent romantisés par Respighi qui n’hésite pas à surenchérir sur la densité polyphonique, à enjoliver par des efflorescences et un bréviaire d’ornements qui extraient la moindre goutte de pathos. Heureusement, là encore John Neschling dessine d’un geste fluide ces divins entrelacs et évite de justesse le pompiérisme. C’est peut-être une leçon à tirer de ces transfuges orchestraux : dans la mouture pour clavier, Bach avait précisément dosé le potentiel expressif, qui apparaît surexposé dans la parure symphonique. Bien plus sobres, ces Tre Corali, eux aussi inaugurés par Toscanini à New York. Le Viens maintenant Sauveur des Païens provient des « Chorals de Leipzig » et se contente des cordes et basson. L’interprétation apparaît un peu diluée, sensualisée. Les deux autres pièces appartiennent aux « Chorals Schübler ». L’instrumentation du bref Meine Seele erhebt den Herren, finement tissée, convie clarinette, basson et trompette, pour un canevas décanté et intriguant. Le célèbre Wachet auf ruft uns die Stimme échoit principalement aux archets, et s’étoffe majestueusement avec les cuivres. Hélas, malgré cette judicieuse arche en crescendo, la voix du veilleur, censée réveiller le fidèle, se fait plutôt solennelle et soporifique, bien éloignée de la fermeté de l’original pour tuyaux.
Dans l’ensemble, malgré l’habileté de Respighi et sa bonne volonté, les partitions originales sont peut-être trop ancrées dans la mémoire et les habitudes de l’auditeur pour que ces transmutations puissent s’écouter sans hiatus entre le langage primitif (son harmonie, son contrepoint, son ornementation…) et leur extension symphonique. Sans même parler du style. Quant à l’interprétation, le diptyque en ré majeur aurait mérité davantage d’imagination et d’espièglerie. Mais pour le reste du programme, l’orchestre wallon et son chef se distinguent par la subtilité, la poésie, et l’émotivité qui se dégagent de la Passacaille et des Chorals.
On retrouve ces qualités pour la second volet du disque : Rachmaninov, dont l’écriture, l’esthétique et la sensibilité sont plus proches de Respighi. Le résultat se montre bien plus idiomatique que pour Bach. Les Études-tableaux comptent parmi les dernières œuvres pour piano que le compositeur écrivit avant de quitter la Russie en 1917. C’est son compatriote Serge Koussevitzky, lui-aussi résidant aux États-Unis, dès 1924, qui sollicita l’orchestration de cinq de ces pièces. Bien que leur auteur rechignât initialement à expliciter les images qui l’avaient inspiré au clavier, il consentit à fournir quelques indices pour aider Respighi à trouver le caractère, les couleurs adéquates, et se montra fort satisfait après la première audition à Boston. Les quelques leçons auprès de Rimsky-Korsakov et sa propre science acquise dans ses créations orchestrales (dont le fameux triptyque romain) accompagnèrent Respighi dans cette mission. La discographie recèle plusieurs valeureuses versions depuis l’enregistrement bien oublié de Yuri Krasnapolsky avec le New Philharmonia Orchestra (Emi, décembre 1973) : Guennadi Rojdestvenski et le London Philharmonic (Collins, 1991), Jesús López Cobos à Cincinnati (Telarc, 1996), Valeri Polyansky à Moscou (Chandos, 1999), Ievgueni Svetlanov chez BBC Legends (1999), Eiji Oue et le Minnesota Orchestra (Reference Recordings, 2001), Gianandrea Noseda et le BBC Philharmonic (Chandos, 2006)…
La sinueuse évocation de la mer et des mouettes trouve un John Neschling aquarelliste, au chevet de cette marine d’atmosphère qu’il cisèle délicatement. Le chef brésilien raffine la marche funèbre en ut mineur, sans en sonder le sombre poids tragique malgré une lecture qui détaille les études de timbres dans le grave, jusqu’à une éclaircie carillonnante méthodiquement amenée. Le tableau de foire manque de projection comparé aux fougueuses baguettes russes susnommées. Même si les pupitres de Liège y dispensent un contraste idoine, la pompeuse Marche conclusive voudrait aussi davantage de férocité, d’acidité. Et d’ardeur, car le rythme tend à se déliter sous l’excès de précaution. En tout cas, pour la saynète du Chaperon rouge et son loup affamé, l’exécution valorise minutieusement les effets descriptifs. Globalement, pour ce versant rachmaninovien, voici un enregistrement très recommandable. Prise de son précise et spacieuse, d’un relief aéré, quoiqu’en SACD on espérerait un surcroît de présence.
Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 7 (Bach) & 9 (Rachmaninov) – Interprétation : 8
Christophe Steyne