Bach, Partitas et Suites anglaises, trois nouvelles parutions

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Partitas no 1 en si bémol majeur BWV 825 & no 4 en ré majeur BWV 828 ; Suites anglaises no 3 en sol mineur BWV 808 & no 5 en mi mineur BWV 810 ; Préludes et Fugues en ut dièse mineur BWV 873, en ré majeur BWV 874, en si bémol majeur BWV 890, en si bémol mineur BWV 891 [Clavier bien Tempéré, Livre II]. Lillian Gordis, clavecin. Livret en français, anglais. Novembre 2020. TT 63’30 + 73’47. Paraty 1521.280

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Partitas no 3 en la mineur BWV 827 & no 5 en sol majeur BWV 829 ; Suite anglaise no 3 en sol mineur BWV 808. Ignacio Prego, clavecin. Livret en anglais, français, allemand. Décembre 2021. TT 65’24. Glossa GCD 923533

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suites anglaises no 1-6 BWV 806-811. Lorenzo Ghielmi, clavecin. Livret en français, anglais, allemand, italien. Juin 2021. TT 72’31 + 75’51. Passacaille 1114

Deux générations de clavecinistes se partagent trois parutions qui épinglent des Suites anglaises à leur programme. Les esprits de géométrie goûteront le parallélisme et la symétrie en miroir du double-album édité chez Paraty : le premier CD débute par une Partita et s’achève par une Suite anglaise, le second vice versa. Deux paires de Préludes et Fugues, mitoyennes dans le catalogue du Wohltemperiertes Klavier et donc de tonalités consécutives, servent d’intermède et pivot au sein de chaque volet. La benjamine de notre article joue Bach depuis son enfance californienne, et a profité des confinements de 2020 pour l’enregistrer, sur un instrument de Philippe Humeau (1999), capté dans l’acoustique de la Doopsgezinde Kerk de Haarlem, délibérément choisie -hommage à Gustav Leonhardt immortalisé en ce lieu. Façon d’avouer que l’ardente personnalité musicale de Lillian Gordis (entendre son Scarlatti franc-tireur chez le même label) saurait en Bach difficilement taire ses modèles esthétiques ?

D’autres références courtisent l’oreille en découvrant cette interprétation de la première Partita. Au piano, cette clarté solaire, pauvre d’ombre et de dégradé, rappellerait l’art d’un Eduardo del Pueyo ; cette articulation qui élucide la structure par la tension des lignes relèverait d’une certaine école française, de Marcelle Meyer à Yvonne Lefébure. La sonorité, à la fois cimentée et aréneuse, couvre des textures en grésification qui laissent peu d’interstice. Les grincheux soupireront peut-être qu’au sein de ces galeries de danses, la gestion des Allemandes se montre un peu trop raide, silences et respirations relevant davantage de la rhétorique que d’une nécessite intrinsèque de la sensibilité. Et pourtant, les genres nobles n’intimident pas la musicienne américaine, qui les accoste avec un tactus singulier : qu’on en juge par cette Sarabande BWV 808 triturée, -torturée voire. Parmi ses compatriotes, elle se rapproche des audaces de Ralph Kirkpatrick plutôt que des élégances raffinées de Scott Ross cultivant le goût du jardin versaillais.

Rien n’est mou dans ce récital, non que le geste s’empresse (les tempos n’ont rien de furieux), mais plutôt en raison d’une agogique qui fait leçon de tempérament, tente le rubato, comme rétif à toute veulerie. Ce qui nous vaut un discours mieux qu’animé : dramatisé ! À telle enseigne, on se grisera par exemple du Prélude BWV 874. D’autres surprises sont au rendez-vous, dignes de Pierre Hantaï qui repéra Lillian Gordis et l’accueillit en France. Cette main gauche si sûre et espiègle vaudrait celle du mentor, quand on s’émoustille de cette Gavotte BWV 808, plus acrobate que funambule, propulsant ces sols de la mesure 18 (et s.), comme montés sur ressort. Car au-delà d’un toucher souverain, renversant d’autorité (la Corrente BWV 825), un certain inconfort se tapit dans ces rayonnantes prestations qui n’hésitent pas à repousser le cadre. Majestueuse ampleur et ton flamboyant : ces deux ingrédients nous rappellent que le maestro Wilhelm Furtwängler voyait en Bach un compositeur moins baroque que… gothique.

À l’inverse d’un syndrome de Peter Pan, le récital cultive moins le caprice qu’il aspire à sa maturité, au gré d’une émancipation contrôlée. Des pages comme la Gigue de la troisième Suite anglaise ou la Courante de la quatrième Partita frétillent sur cette ligne de crête. L’angustié se fait gigogne, démultiplie les échelles, quitte à perdre mesure, tantôt modeste au pied de Bach, tantôt prompt à le toiser de haut : peut-être comme l’Alice de Lewis Carroll, d’une bouchée capable de grandir ou s’amenuiser, au sein de ce « rêve d’enfant » dont parle l’artiste en sa notice. En tout cas, cet univers est le sien, au point qu’on espère Lillian Gordis dans d’autres témoignages aussi inspirés. Louis Marchand ou Forqueray n’attendraient-ils volontiers la visite de ses doigts impérieux ?

On retrouve la Suite anglaise no 3 dans le disque paru chez Glossa, ce qui facilite la comparaison des esthétiques en jeu. Un phrasé bien plus fluide coule sous les mains d’Ignacio Prego, admirable sous tout autre critère que la fantaisie caractérisée de sa consœur d’Outre-Atlantique. Globalement plus actifs que les siens, les tempos se prêtent à des lectures limpides et lisses, qui toutefois n’aiguisent pas toujours l’intérêt : la linéarité de l’Allemande, l’indolence de la Sarabande. Face à Lillian Gordis, les Gavottes semblent distendues, la conduite de la Gigue moins assurée, du moins régulée par un trait unificateur et modérateur. Fait par Bruce Kennedy d’après Blanchet, l’instrument (tel qu’il est capté dans la salle Albares) se montre enroué dans le bas du spectre et mouché dans l’aigu, auréolé par une résonance de mi-clavier, ce qui voile la polyphonie et entache le brio. 

Alors que ce BWV 808 pâlit dans un boudoir de rosière, le Praembulum de la cinquième Partita réveille l’appétit, l’Allemande confirme que sous une parole aussi soutenue que convenue la grâce s’arrime au tact. Paradoxalement, les bonnes manières pervertissent l’intelligibilité de la Corrente, dont le piquant s’assagit en mondanité, alignent la Gigue au cordeau, affadissent le Menuet. Dans le BWV 827, le claveciniste espagnol s’entend à trousser la Corrente, à hérisser les volubilités du Burlesca, tandis que le Scherzo s’escamote hélas dans l’anonymat. Subtilement suggéré, l’affect s’avère souvent plus accessible et malléable que sous les férules de l’interprète américaine, on le constate dès la Fantasia introductive.

L’on ne peut cependant cacher que cette exploration de la carte du tendre, certes pertinente pour ces partitions dérivées de la Cour française, se superpose un peu trop facilement au conformisme de salon. Voilà qui hypothèque un récital stylistiquement cohérent, mais réducteur et qui parfois s’éteint dans la convention. On le regrette d’autant qu’Ignacio Prego a le talent d’émouvoir en toute simplicité (quelle denrée rare !), et d’un pur élan sait ganter des intuitions touchantes, ainsi le flux de la Gigue qui clôt la troisième Partita

Les Suites anglaises, les voilà toutes rassemblées dans ce double-album sous étiquette Passacaille. Après les Suites françaises, les Partitas, des Toccatas, le grand claveciniste italien poursuit son parcours discographique dans l’œuvre pour clavier du Cantor de Leipzig, initié il y a une dizaine d’années. Remarquablement concise, la notice qu’il a rédigée synthétise les spécificités formelles de ce recueil. Cette vocation pédagogique se retrouve à l’écoute tant l’interprétation, à défaut de faire sensation, semble vouée à faire sens. On observera ainsi le relief accordé au Prélude BWV 808, dardé avec une main gauche qui contribue à ce que l’art pictural nomme la « perspective signifiante ».

La Bourrée BWV 807 ne laisse aucun doute sur la virtuosité de Lorenzo Ghielmi, mais on attendrait une autre transe dans la Gigue qui suit. Dans l’ensemble, l’expression reste pudique (les diverses Courantes), ce qui nous vaut une Sarabande sans excès doloriste, voire des Allemandes impassibles. Après une Gavotte pleine d’esprit dans la Suite en sol mineur, la verve du Vitement annonce de la quatrième une éloquente lecture, la plus réussie des six, qui tient en haleine jusqu’au bout. Un discours équilibré veille à la proportion du Passepied, élégamment tamisé, à laquelle la copie de Michael Mietke instille une chaste luminosité. Observons toutefois une palette un peu verte dans le petit registre, qui du moins soutire d’étonnantes gerbes acides à l’ultime Gigue.

Au terme de ces deux heures et demie, et malgré quelques coups d’éclat, malgré une inventive ornementation dans les Doubles, on regretterait seulement que ces vertus d’architecte, loin du verbe flamboyant de Lillian Gordis, se calibrent en des filières prévisibles, qui n’épuisent pas toujours la suggestivité ni la profondeur des partitions. Tel quel, un enviable compromis entre discrète poésie et structuration des idées. L’intelligence de ces vues, qui jamais n’intimident et nous offrent un rapport aisé au langage de Bach, mériterait que Lorenzo Ghielmi se repenche sur L’Art de la Fugue qu’en 2009 il avait gravé en consort pour le label Winter & Winter.

Paraty = Son : 9,5 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Glossa = Son : 7,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 7,5

Passacaille = Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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