Intégrale des fragments d’orgue laissés par J.S. Bach, extrapolés par Lorenzo Ghielmi
Bach fragments. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Fantaisie en ut majeur BWV 573. Sonate en ré mineur d’après BWV 1001. Fantaisie et Fugue en ut mineur BWV 562. O Traurigkeit, o Herzeleid BWV Anh. 200. O Mensch bewein dein Sünde gross BWV 622. Contrapuncti I & XIV [L'Art de la Fugue BWV 1080]. Air BWV 991. Wie schön leuchtet der Morgenstern BWV 764. Jesu meine Freude BWV 753 & 1105. Fantaisie et Fugue en ut mineur BWV 537. Lorenzo Ghielmi, orgue de l’église St. Nikolaus de Rosenheim. Livret en anglais, allemand, français, italien. Juillet 2023. TT 65’46. Passacaille PAS 1140
Dans sa notice, Lorenzo Ghielmi explique s’être penché sur toutes les partitions fragmentaires (inachevées ou partiellement égarées) de l’œuvre d’orgue attribué à Johann Sebastian Bach, dans l’état actuel des connaissances musicologiques. Le grand claviériste italien nous en propose ici des moutures qu’il a lui-même complétées. Le travail s’est parfois contenté de transcrire l’original en ajoutant une partie de pédale : ainsi l’Adagio, Siciliana de la Sonate pour violon BWV 1001, sachant qu’existe déjà un arrangement de la Fugue, provenant de la plume du compositeur ou d’un élève. Mais la tâche s’est parfois assimilée à un véritable atelier créatif, ainsi pour la Fantaisie BWV 573 dont ne subsistent que treize mesures, et plus encore pour le O Traurigkeit, o Herzeleid qui survit au stade embryonnaire (deux mesures seulement). Contrairement au projet « Orgelbüchlein » qui ne se borne pas à pasticher la manière de Bach, Lorenzo Ghielmi entend rester fidèle au style, et nous propose d’ailleurs en rappel le O Mensch bewein dein Sünde gross dans son état intègre, pour mieux cadrer les principes esthétiques.
Pour autant, même sous couvert d’extrapolation raisonnable, des choix sont bien sûr nécessaires. Ici, s’en tenir à un unique sujet plutôt qu’en conjecturer un second pour la Fugue du diptyque BWV 562. Là, appliquer une recette de similitude : se référer aux modèles du recueil Neumeister pour continuer après les vingt-trois mesures autographes du Wie schön leuchtet der Morgenstern BWV 764 ; dériver le Jesu meine Freude BWV 753 du mode d’écriture des chorals BWV 691 et 728. Faire entendre le BWV 1105, fondé sur le même texte du culte luthérien, permet aussi de confronter les traitements musicaux authentiques et recréés pour ce disque. Et incidemment, preuve adventice à l’appui de la démarche de Lorenzo Ghielmi : conclure par la Fantaisie et Fugue en ut mineur BWV 537, copiée par Johann Tobias Krebs et son fils Johann Ludwig, vient rappeler que les sources apocryphes, même de peu postérieures et garanties par un proche environnement du Cantor, ne se hissaient pas toujours à la hauteur de l’illustre compositeur…
Cette admirable industrie de Lorenzo Ghielmi ne pouvait certes ignorer l’un des plus célèbres opus (qu’on suppose…) inachevé du catalogue : le dernier contrepoint qui devait couronner l’édifice de Die Kunst der Fuge. Certaines thèses ont pu circuler, envisageant que Bach n’avait pas souhaité parachever ce monument, l’abandonnant au stade « d’œuvre ouverte » au terme de 239 mesures. Certains interprètes (telle la superbe lecture de Kei Koito à Sainte-Croix de Bordeaux chez Tempéraments) préfèrent stopper là. En revanche, Lorenzo Ghielmi le conçoit bel et bien terminé par l’auteur, au prix de feuillets irrémédiablement perdus, et s’aventure à combiner avec le thème principal de l’œuvre les trois sujets littéralement élaborés au sein de la double-fugue : cela dans la tonalité de la dominante polarisée par le retour à la fondamentale de ré mineur.
Pour défendre ce vaillant laboratoire a été choisi un orgue de Haute-Bavière, installé en 2009 dans la Nikolauskirche de Rosenheim. Un récent instrument qui ne fait pourtant pas ses débuts au disque, puisque Christiaan Ingelse y avait déjà enregistré rien moins que L'Art de la Fugue pour le label néerlandais Diamond Line. Dommage que Passacaille, en sus de la disposition à la console (page 4), ne nous offre pas une photo de cette tribune. Pertinente iconographie au demeurant, avec cette assiette de faïence brisée et réassemblée. À ceci près que les remarquables reconstitutions de Lorenzo Ghielmi, par leur pertinence, leur sagacité, laissent à peine deviner les points de fracture. Bien mieux qu’un bricolage : un salutaire agglomérat, fruit de respect et d’audace. Un auditeur qui ignorerait l’origine parcellaire des pièces ici renflouées réussirait-il à deviner où s’arrête la trace et où commence l’invention ? Se non è vero è molto ben trovato.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire & Interprétation : 9,5