Bach : transcriptions pour viola da braccio, austères et pourtant émouvantes
The Melancholic Bach. Emilio Moreno, viola da braccio. Aarón Zapico, clavecin. Livret en anglais, français, allemand, espagnol. Juillet 2019. TT 52’38. Glossa, GCD 920316
Parmi la collection du foyer de Johann Sebastian Bach se trouvaient trois viola da braccio qui, comme l’indique leur nom, se tiennent au bras (appuyés sur l’épaule) contrairement aux violes de gambe. Le registre médian est devenu ce qu’on nomme aujourd’hui l’alto (en langue anglaise, le terme de « viola » a perduré). On le sait, Bach aimait les cordes, et en jouait admirablement. Que l’on songe aux Concertos Brandebourgeois n°3 et n°6.
Cependant, une bonne partie de ce qu’il a pu composer pour viola da braccio a disparu, ou n’est pas redécouverte. Qu’à cela ne tienne : fidèle à la pratique de l’époque où les musiciens arrangeaient pour leur instrument, en empruntant par exemple à d’autres tessitures de la même famille, Emilio Moreno a reconstitué un répertoire. En suivant plusieurs pistes. Et en puisant essentiellement dans le corpus pour orgue. Des œuvres originales perdues de vue et qui furent par exemple recyclées pour les tuyaux dans les Triosonaten. Aussi des adaptations et ornementations de chorals, piochés dans les Choräle von verschiedener Art et l’Orgelbüchlein. Figurent aussi l’Allemande BWV 965 jouée au clavecin, ainsi que pour viola seule la transcription de l’introduction de la Fantasie BWV 572, et l’Exercitium BWV 598 attribué à Carl Philipp Emanuel.
Pour en savoir plus sur ce laboratoire de métamorphose, consulter le texte de présentation fort complet et instruit, rédigé par Emilio Moreno dans le livret. Toutes les pièces ainsi retravaillées ne sont pas forcément lentes, mais la plupart justifient le titre de l’album, ne serait-ce que par la voix pincée et un brin morose de la viola.
Certes ce n’est pas le genre de récital pour briller : devra-t-on alors s’habituer à un univers saturnien, accepter le risque de ciels bas et grisâtres, des crépuscules moins dorés que chenus ? Le Sympertus Niggel (1751) ici touché offre des couleurs sablées et cuivrées qu’on ne peut qu’admirer. Et qu’on ne craigne point l’ennui. Le don mélodique de Bach, la pureté de l’interprétation, très sobre, ne cherchant pas à tricher, distillent des atmosphères denses et prenantes. Rien de perclus, vacillant ou lymphatique, le phrasé se sculpte mieux qu’il ne s’écoule. Du recueillement plutôt que de la résignation. Du transi pas plus qu’il n’en faut. De l’émotion tant qu’il en faut. Le clavecin d’Aarón Zapico (Rafael Marijuán d’après un Ruckers de 1716) contribue à affermir le dialogue. Aucun vent ne vient troubler la droite flamme de ces précieux moments. Rien de fuligineux ou blêmard, mais une fière chandelle qui éclaire les secrètes confidences des pages qui se voudraient languissantes.
Il faut un certain courage pour s’aventurer à enregistrer un disque qui n’est pas armé à éblouir ou se pousser du col. Craindrait-on la froideur, on se retrouve le cœur réchauffé. Plusieurs écoutes, pour les besoins de la cause, mais aussi pour le plaisir, chaque fois approfondi, n’ont fait qu’en mieux apprécier le charme digne et la grande âme. Cinquante-deux minutes trop courtes, qu’on quitte à regret.
Christophe Steyne
Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9