Samuel Hasselhorn signe un récital empreint de gravité douloureuse
Urlicht : Songs of Death and Resurrection. Lieder avec orchestre et extraits d’opéras de Gustav Mahler (1860-1911), Engelbert Humperdinck (1854-1921), Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), Hans Pfitzner (1869-1949), Alexander von Zemlinsky (1871-1942), Walter Braunfels (1882-1954) et Alban Berg (1885-1935). Samuel Hasselhorn, baryton ; Orchestre Philharmonique de Poznan, direction Łukasz Borowicz. 2023. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes en langue originale, avec traductions en français et en anglais. 56.10. Harmonia Mundi HMM 902384.
Depuis sa brillante victoire au Concours Reine Elisabeth de chant 2018, Samuel Hasselhorn (°1990), qui s’est formé à Hanovre et à Paris et perfectionné à New York, a confirmé, notamment dans de remarquables albums consacrés à Schubert ou Schumann, les qualités de son grand talent : ampleur vocale, sens des nuances et du legato, tessiture homogène, intensité émotionnelle, diction distillée avec élégance. Ce nouveau récital, qui mêle lieder avec orchestre et extraits d’opéras, à cheval entre deux siècles, démontre que la poésie et le drame, sinon la tragédie, font vraiment partie de son univers artistique.
Le titre de l’album, Chants de mort et de résurrection, suggère la désolation, le désespoir et le combat face à la mort, mais aussi une forme d’espoir. On en a la démonstration dès l’air introductif mahlérien, Revelge, tiré des Knaben Wunderhorn, qui dégage une puissance évocatrice au cours de cette marche vers le trépas, soutenue par un orchestre en pleine osmose avec le chant, où l’angoisse est à fleur de voix. Mahler a la part belle dans le programme, avec Urlicht, du même recueil et repris dans la Symphonie n° 2, mis en évidence de façon significative sur la pochette de l’album et placé au milieu du récital, comme si cette « lumière originelle » confirmait l’envie d’être au ciel. La « résurrection » est en marche ! Avec Um Mitternacht tiré des Rückert-Lieder, Hasselhorn aura, avant cela, souligné le poids de la solitude, tandis qu’il placera l’hypnotique Ich bin der Welt abhanden gekommen et son apogée de paradis perdu, en fin de proframme.
Ich bin der Welt vient couronner une intériorisation que l’on se prend à appréhender avec clarté en contemplant la photographie d’un cimetière militaire sous la neige qui orne la couverture de la notice. L’atmosphère sinistre du cliché renvoie au poignant lied Auf ein Soldatengrab de Walter Braunfels, sur un texte de Herman Hesse, qui évoque l’horreur de la guerre, mais aussi à la ballade dramatique de Johann Gottfried Herder, Herr Oluf (1891) pour laquelle Hans Pfitzner peint avec impétuosité la mort d’un jeune homme suite à son refus de danser avec la fille du roi des Aulnes. L’intensité est ici à son comble ; elle l’est aussi dans le lied Der alte Garten de Zemlinsky, d’après Eichendorff, empreint d’un deuil pudique, quasi figé, avec la saisissante image d’une femme endormie, le luth à la main.
Cet itinéraire sans cesse douloureux trouve un prolongement presque naturel dans des extraits de trois opéras. Juste après Revelge, un extrait de l’Acte III de Königskinder de Humperdinck aborde le décès d’enfants qui se révéleront royaux. Cet air Verdorben ! Gestorben ! est accompagné par un chœur d’enfants qui en accentue l’effet de malheur. L’air de danse de Fritz, tiré de Die tote Stadt de Korngold, clame l’impossibilité de sortir d’un passé disparu, dans un climat de poésie rêveuse. Ces accents désespérés vont verser soudain dans un univers morbide, qui pourrait apparaître ici comme un hiatus, car il s’agit du duo fatal entre Wozzeck et Marie, au cours duquel le soldat tue sa compagne dans un accès de démence. Samuel Hasselhorn se coule dans l’acte meurtrier avec la violence du dépit amoureux. La soprano Julia Grüter est sa digne partenaire pour cette scène 2 de l’Acte III de l’opéra d’Alban Berg. Placé en avant-dernière plage du programme, ce déchaînement aurait pu laisser l’auditeur sous l’effet d’une horreur trop fréquente, celle du féminicide, mais le Ich bin der Welt mahlérien conclusif vient souligner avec opportunité le destin de l’artiste qui se retranche du monde : Je vis seul dans mon ciel,/dans mon amour, dans ma chanson. Solitude une fois encore, inaltérable, dans l’attente d’une mort concrète qui est déjà celle de la séparation d’avec le monde.
Samuel Hasselhorn signe ici un magnifique récital, intensément poétique et vibrant d’une flamme intérieure. La souplesse et l’élasticité de sa voix, son timbre chaleureux et sa capacité d’émotions ressenties, qu’il fait partager, servent parfaitement le texte et le chant. D’autant plus que le chef et ses musiciens polonais lui offrent un écrin chatoyant en termes de couleurs orchestrales, et une vraie réciprocité dans l’approche stylistique.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix