Ballets russes (1) : Diaghilev, l'ensorceleur du monde

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"Je suis : premièrement un charlatan, d'ailleurs plein de brio ; deuxièmement un grand charmeur ; troisièmement un insolent ; quatrièmement un homme possédant beaucoup de logique et peu de scrupules ; cinquièmement un être affligé semble-t-il d'une absence totale de talent. D'ailleurs, je crois avoir trouvé ma véritable vocation : le mécénat. Pour cela j'ai tout ce qu'il faut, sauf l'argent. Mais ça viendra !"

C'est ce qu'écrivait le jeune Diaghilev à sa belle-mère, dans l'un des rares moments où il se décrivit lui-même. Le nom de Diaghilev et son époque évoquent une caverne d'Ali Baba d'éblouissements et de splendeurs artistiques. De son vivant, il devint une légende; aujourd'hui, les écrits qui lui sont consacrés sont légion.
"Il y a le siècle de Périclès, le siècle de Louis XIV, et le temps de Diaghilev", dit Guillaume Hanoteau. "Cette gloire, il la doit moins au fait d'avoir créé les Ballets Russes qu'à celui d'avoir donné du goût à une génération entière." Thamar Karsavina, sa principale prima ballerina, décrit sa rencontre avec Diaghilev alors qu'elle était encore jeune étudiante au Ballet Impérial de Saint-Petersbourg : « ... C'est pendant l'entracte d'une répétition de Casse-Noisette que je vis Diaghilev pour la première fois. Il entra dans la salle presque déserte et repartit tout aussitôt... Son apparition me fit une impression inoubliable... Et cet incident illustre une qualité essentielle de Diaghilev : ce magnétisme personnel qui joua un rôle si important dans tout ce qu'il réalisa, spécialement les Ballets Russes. Même Alexandre Benois, cette synthèse unique d'érudition, de magnifique maîtrise et de jugement à la fois sobre et pénétrant, cédait souvent aux arguments tantôt suaves, tantôt impétueux de Diaghilev. Dostoïevski définit un trait spécifique de l'esprit russe : le don de comprendre un tout à partir de ses caractéristiques voilées et souvent dispersées. Russe jusqu'à la moëlle en dépit de son vêtement cosmopolite, Diaghilev possédait cette qualité à un suprême degré. »
Avec sa silhouette volumineuse et sa tête massive, il était d'un physique frappant. Sur de vieilles photos de groupes dans des jardins ensoleillés ou à la terrasse de cafés, il s'impose immédiatement à notre attention, même si les amis qui l'entourent s'appellent Stravinski, Picasso, Karsavina ou Misia Sert. Serguei Pavlovitch nous regarde, pensivement, comme si nous étions l'objet de son examen.

Michel Georges-Michel le décrit comme suit: "Diaghilev... avec une moitié de chevelure noire, à gauche et l'autre blanche, à droite"(ses danseurs l'avaient surnommé chinchilla) "Un monocle, deux petits yeux clairs malicieux et candides, un petit nez court très russe et une petite moustache noire sur des lèvres gourmandes...". 

Bien qu'il n'ait jamais écrit, composé, peint ou chorégraphié, le goût infaillible de Diaghilev et sa volonté de créer étaient le génie même. Selon Alexandre Benois, premier mentor de Diaghilev avant de devenir son collaborateur artistique jouant un rôle primordial dans la formation et les débuts des Ballets Russes : "quand il se mettait à vouloir, tout commençait seulement à devenir, à prendre forme et à exister...". Lifar disait: "Il avait le génie de découvrir celui d'autrui", et le chef d'orchestre Igor Markevitch : "Il était l'agent provocateur du génie. Le but fondamental de Diaghilev était de découvrir exactement l'homme qu'il fallait pour la tâche qu'il fallait et la tâche qu'il fallait pour l'homme qu'il fallait, de rassembler des artistes en une sorte d'union spirituelle, puis de les "provoquer" à la créativité". C'est ainsi qu'il devint l'instigateur d'un phénomène artistique appelé "Ballets Russes". La Compagnie de Diaghilev qui dura vingt ans (1909-1929), avec son extraordinaire réunion de danseurs, compositeurs et peintres eut une influence majeure sur toutes les phases de l'art moderne... 

Après l'arrêt de la publication de la revue d'art Mir Isskustvo qu'il avait co-fondée, Diaghilev organise des expositions d'art russe à Saint-Pétersbourg et à Paris. Le succès parisien le conduit à être invité à organiser, en 1908, une saison d'opéra russe, avec Boris Chaliapine dans Boris Godounov. L'année suivante on lui demande d'inclure des ballets dans la programmation. Dès lors, ses efforts se concentreront sur ceux-ci.
Pour la saison parisienne de 1909, il engage les meilleurs danseurs des Théâtres Impériaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou, ainsi que Michel Fokine, un extraordinaire jeune chorégraphe du Théâtre Mariinski très impressionné par Isadora Duncan lors de la tournée qu'elle avait faite en Russie cinq années plus tôt. Le fait qu'elle ait supprimé tutus, collants et formation académique, et surtout qu'elle dansait la musique au lieu de danser sur la musique, impressionna profondément les jeunes artistes russes de l'époque avides de réformes. 

La musique étant devenue un élément primordial du ballet, il devenait impossible d'avoir recours à la musique conventionnelle de ballet utilisée jusqu'alors. "Il fut réservé à Diaghilev et à ses amis de compléter la révolution en faisant de la musique la base du ballet", dit le Prince Peter Lieven, ami proche et témoin des débuts des Ballets Russes.
Les musiques font donc l'objet de commandes. Le ballet en trois actes est  remplacé par le ballet en un acte. Et Balanchine explique : "Cette innovation permit la création de compagnies itinérantes, alors qu'auparavant le ballet était un art sédentaire, prisonnier des grandes villes qui pouvaient s'offrir une troupe et un opéra avec machinerie."

PARIS 1909

La Compagnie quitta la Russie pour Paris à la fin du mois d'avril 1909. "De par ses apparences extérieures, nul n'aurait pu deviner que c'était là le point de départ de la première compagnie de ballet du monde. Presque tous jeunes et modestement vêtus, on les eût pris pour un groupe animé de vacanciers... Ils entreprenaient une aventure excitante et hasardeuse dans d'étranges pays lointains, pleins d'optimisme quant à l'avenir. De la Gare du Nord à Paris, on les emmena immédiatement dans des hôtels du Boulevard Saint Michel. Les nouveaux arrivants en prirent tout simplement possession complète... ils chantaient et dansaient dans le hall et s'installèrent comme s'ils étaient chez eux. Leurs amis français étaient surpris par le comportement et l'apparence modeste de ces artistes qui n'avaient rien du style "Music-Hall". (Prince Lieven). La "générale" au Théâtre du Châtelet prit Paris par surprise. Dès ce jour, le 18 mai 1909 est devenu le Big-Bang du Ballet pour les amoureux de la danse. Jean Cocteau, alors un très jeune homme, écrit : "En 1909, Diaghilev apporte, avec une âme de sorcier, une boîte magique d'où sortent deux diables, deux anges, deux monstres divins: Pavlova et Nijinsky... aidés de Fokine et d'une troupe de coloristes, ils rendent vivante la géométrie". La poétesse Anna de Noailles : "Tout ce qui éblouit, enivre, séduit, attache, avait été comme dragué et dirigé vers la scène... Qui a vu danser Nijinsky reste appauvri à jamais de son absence... Son corps habita l'espace, sans état et sans appui, et semblait parfois peint au plafond...".

Les poètes ne furent pas les seuls à tomber dans l'extase lyrique. D'autres mortels, jusque-là raisonnables, furent également frappés. Le Tout-Paris si difficile à satisfaire délira, et, après Schéhérazade, la mode abandonna ses tons pastels pour adopter les bleus et verts éblouissants de Bakst. "Jamais auparavant l'oeil n'avait été provoqué de manière aussi frappante. Bakst mit le monde entier en incandescence avec une flamme purement sensuelle" dira le New-York Times à sa mort en 1924. Boris Kochno, l'ami et secrétaire de Diaghilev, écrivit par la suite : "Pour la première fois, les Parisiens habitués à l'absurde danseur de l'opéra, mi-homme mi-femme, avec son pourpoint, son collant et sa toque à plumes inamovibles, voyaient de vrais danseurs".  George D.Painter, biographe de Proust écrit : "Déjà se rassemblait la troupe des suiveurs artistes et intellectuels qui formait un élément indispensable du cirque diaghilévien. Certains comme Cocteau et Hahn lui apportèrent leur art, d'autres comme Montesquiou et Vaudoyer leur publicité, d'autres encore, comme Proust lui-même, seulement leur admiration encourageante et leur conversation ; mais tous contribuèrent à cette incessante fertilisation mutuelle mise en place par le génie étrange et visionnaire de Diaghilev, grâce à laquelle le merveilleux organisme des Ballets Russes put croître et mûrir...".

ADIEU RUSSIE !

Après que Nijinsky, son danseur étoile et amant, eut quitté le Théâtre Mariinski en 1911, les Ballets Russes devinrent une compagnie indépendante à temps plein. Ironie du sort : elle ne se produisit jamais en Russie et, après la Révolution, Diaghilev engagea en Occident ses nouveaux danseurs, peintres et compositeurs.

Balanchine qui, avec Alexandra Danilova, rejoignit les Ballets Russes en 1924 pour devenir le chorégraphe de Diaghilev l'année suivante écrit : "S'il est possible de dire qu'un homme seul est parvenu à arracher le ballet aux griffes de l'aristocratie pour en faire un art populaire, cet homme est incontestablement Diaghilev. Pourtant... il n'avait jamais abaissé le niveau artistique de la danse... Bien au contraire, par son acharnement à présenter des oeuvres de la qualité la meilleure et la plus difficile à des gens qui ignoraient tout de la danse, il leur donna la plus rare des éducations et leur permit ainsi d'apprécier les spectacles les plus raffinés... Sans jamais avoir dansé ni réglé une chorégraphie, il était capable au premier coup d'oeil de dire ce qui n'allait pas et comment il fallait y remédier. Sans avoir jamais peint, il savait précisément de quoi l'art était fait... Il ne suivit jamais le public. C'est le public qui le suivait. Il se souciait assez peu de l'opinion des gens. Ce qui importait, à ses yeux, c'était la réussite de l'oeuvre. Et un ballet réussi n'était pas, pour lui, forcément un ballet applaudi, mais un ballet dont il savait que la chorégraphie, la musique, le décor et l'interprétation étaient bons".

Et ainsi, durant vingt ans, à travers l'Europe et l'Amérique, à chaque saison nouvelle, le miracle se répéta. Encore jeune, il avait dépensé son petit héritage en un somptueux voyage en Occident où il avait établi de précieux contacts. Bien que conservateur, Diaghilev adorait la nouveauté. Convaincu que l'art doit être en perpétuel mouvement, il commandait, chaque saison, de nouveaux ballets. Perfectionniste, il était obsédé par l'oeuvre d'art parfaite. Danilova écrit : "La plupart du temps Diaghilev semblait inaccessible. Lorsqu'il sortait déjeuner, il n'y avait jamais moins d'une dizaine de personnes autour de lui, des gens comme Picasso, Stravinski, Cocteau, Derain, la Princesse de Polignac, Nicolas Nabokov, Vittorio Rieti, Christian Bérard et toujours Boris Kochno, son compagnon permanent. Certains croient que Diaghilev ne s'y connaissait pas en danse. Mais je fus stupéfaite de tout ce qu'il connaissait. Il était présent à chaque spectacle et il voyait tout, vous ne pouviez tricher. 

L' influence de Diaghilev s'étendit dans le temps et dans l'espace bien au-delà de ce qu'il eût imaginé. Et pourtant, comme le dit Richard Buckle dans son autobiographie Dans le sillage de Diaghilev : " Il ne nourrissait aucune ambition d'étendre son influence d'une manière impériale. Il se fichait éperdument de la postérité mais s'engageait à fond jusqu'à épuisement pour le simple plaisir de créer des oeuvres d'art et les voir prendre forme selon sa volonté. Une exécution parfaite suffisait : puis son esprit insatiable était à nouveau avide de sensations nouvelles..."Sa légende atteignit les recoins les plus éloignés et les plus inattendus de la planète. Ainsi le poète et écrivain du Sud des Etats-Unis, Eugene Walter écrit :"Le fantôme de Serge Diaghilev erre à travers le vieux port de Mobile, sur le Golfe du Mexique. Bien des danseurs et acteurs célèbres se produisirent dans les théâtres de Mobile : le Ballet Russe de Monte Carlo du Colonel de Basil y donna Les Sylphides en 1937. Des jeunes gens témoins de ces échos pourtant lointains des ballets de Diaghilev en recueillirent cependant quelque chose de la magie, les échos ruraux de ses puissantes sorcelleries. Et ils continuèrent à danser. Diaghilev apporta un sens de la vie haute en couleurs à une Europe quelque peu pâlie et flétrie et, par là même, changea la conception américaine du Vieux Monde. Cet homme qui fut plus qu'un impresario mais un collectionneur, un architecte, un tisserand, un intercesseur, un politicien, un hôte, un gourmet, un bricoleur, un travailleur, ne devrait-il pas occuper une place éminente dans une nouvelle Légende Dorée du vingtième siècle, rédigée sans esprit de secte ? Saint Serge l'Unificateur !"

Depuis toujours hypocondriaque, Serge de Diaghilev était réellement malade depuis quelques temps. En 1929 il sembla même se désintéresser du ballet pour se consacrer de plus en plus à la collection de livres.Thamar Karsavina, sa plus grande ballerine, décrit leur dernière rencontre: "Je dansais à Covent Garden... Je courus à sa rencontre tandis qu'il avançait lentement derrière le rideau de fond de scène s'appuyant sur cette canne qu'il aimait faire tournoyer d'une manière si débonnaire... Il n'y avait plus rien de son exubérance, de cette grâce nonchalante et si particulière. Il me dit : "J'ai quitté mon lit pour venir vous voir. Jugez de mon amour."... Il parla de Venise et de quelques jeunes compositeurs auxquels il croyait. Après la dernière saison des Ballets Russes à Vichy, puis un voyage en Autriche avec Igor Markevitch, Serge de Diaghilev s'en alla pour un séjour de vacances à Venise où le rejoignit Serge Lifar. A l'Hôtel Lido, son diabète s'aggrava brusquement. Il fit convoquer Boris Kochno puis Misia Sert." 

Il mourut à l'aube du 19 août 1929. Kochno et Lifar étaient à ses côtés.
La Compagnie se dispersa et cessa d'exister mais l'art du Ballet avait retrouvé tout son éclat.  Diaghilev laissait 75 danseurs, 70 ballets, et juste assez d'argent pour payer ses funérailles. 

Elisabeth Buzzard. Traduit de l'anglais par Harry Halbreich. Coordination Bernadette Beyne. 

Crédits photographiques : Leon Baskt, A.Serov, Pixabay

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