Ballets russes (3) : Diaghilev et ses compositeurs

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Compositeur frustré, Diaghilev fut et demeura un excellent pianiste amateur. Dans ses productions de ballet (ou plus rarement d'opéra, mais cette rareté avait des causes plus économiques qu'artistiques), il attacha toujours une importance primordiale à la musique, et ses choix dans ce domaine reflètent ses goûts personnels, qu'il s'agisse de commandes ou de reprises de musiques existantes.

Or, ces choix, très vite orientés vers la nouveauté prospective et l'avant-garde, révèlent une prédilection presqu' exclusive pour ce que l'on peut appeler l'axe franco-russe (un axe dont il fut du reste pratiquement le créateur), au détriment de l'axe germanique, et plus largement de l'Europe Centrale qu'il ignora presque totalement. La nouveauté, pour lui, ce fut Stravinski et Prokofiev, Debussy, Ravel, Satie et les "Six", alors que cela eût pu être aussi Schoenberg et l'Ecole de Vienne, Bartok, Janacek, Hindemith, Kurt Weill ou Krenek. Il est significatif qu'après l'unique appel à Richard Strauss, d'ailleurs assez peu concluant, il ait écarté l'Allemagne, et que parmi les jeunes compositeurs du Groupe des Six, il n'ait pas sollicité l'alémanique Honegger. D'autres rencontres eussent pu se produire sans des obstacles politiques et géographiques, et l'on ne peut que rêver, par exemple à ce qu'eût donné une collaboration avec un Szymanowski !

Mais plutôt que de rêver à ce qui ne fut pas, examinons plutôt ce qui fut et qui, indépendamment de son importance scénique et chorégraphique, constitue un chapitre capital de l'histoire de la musique du début de ce siècle.

Pour ses premiers spectacles, Diaghilev puisa tout naturellement dans le fonds si riche de l'Ecole russe traditionnelle, et il continua à le faire pratiquement jusqu'à la fin : si les Danses Polovtsiennes du Prince Igor de Borodine, si Schéhérazade, Sadko, et Le Coq d'Or (ce dernier, cas unique d'un opéra monté sous forme de ballet !) de Rimski-Korsakov, si Thamar de Balakirev, comptent au nombre de ses premiers triomphes, s'il remonta avec Fokine Le Lac des Cygnes original dès 1911, il poursuivit pendant la guerre avec Les Contes Russes sur trois pièces d'Anatole Liadov (Baba-Yaga, Le Lac Enchanté, et Kikimora), et surtout monta une production nouvelle de La Belle au Bois Dormant de Tchaïkovski en 1921. L'épilogue de cette série basée sur les classiques russes fut, en 1924, Une Nuit sur le Mont-Chauve de Moussorgski, chorégraphiée par Nijinska. De ce même compositeur, il avait déjà produit, non seulement Boris Godounov avec Chaliapine, point de départ de toute sa carrière parisienne, mais aussi La Khovantchina, beaucoup moins connue.

Mais très vite, l'appétit de nouveauté qui dévorait Diaghilev lui fit rechercher de jeunes compositeurs. Nicolas Tcherepnine (La Pavillon d'Armide, Narcisse) lui parut vite trop traditionnel. Ce fut alors qu'il trouva sur sa route un jeune musicien de vingt-sept ans, élève de Rimski-Korsakov, dont une courte pièce d'orchestre, Feu d'Artifice, lui fit une forte impression. C'était le 6 février 1909. Diaghilev mit le jeune musicien à l'épreuve, en lui confiant l'orchestration du Kobold de Grieg (pour le ballet Le Festin), puis d'un Nocturne et d'une Valse brillante de Chopin (pour Les Sylphides). Par la suite, il devait orchestrer pour Diaghilev des fragments de La Belle au Bois Dormant et de la Khovantchina. 

Diaghilev avait commandé la partition de l'Oiseau de Feu à Liadov dont la paresse "oblomovienne" était légendaire. A quelques mois de la première prévue, ne voyant rien venir, il rencontra Liadov dans la rue et lui demanda où il en était. "Cela va très bien", répondit Liadov, "j'ai déjà acheté le papier à musique!". Diaghilev prit alors la décision musicalement la plus importante de sa carrière en transférant la commande au jeune musicien déjà cité. Ce fut la grande chance d'Igor Stravinski, puisque c'est de lui qu'il s'agit, et il demeura pendant vingt ans le premier compositeur attitré des Ballets Russes qui firent sa gloire avec la trilogie fameuse (L'Oiseau de Feu, 1910 ; Petrouchka, 1911 ; Le Sacre du Printemps, 1913), gloire culminant avec le légendaire scandale du Sacre, dû d'ailleurs moins à la musique qu'à la chorégraphie audacieuse de Nijinsky, comme le prouva une reprise sans histoire de la partition au concert dès l'année suivante. 

De l'Oiseau de Feu à Appolon Musagète (1928), en passant par Petrouchka, Le Sacre, le Rossignol (d'abord comme opéra, puis comme ballet sous une forme abrégée et purement orchestrale intitulée Le Chant du Rossignol), Pulcinella, Les Noces, Le Renard, sans compter les opéras Mavra et Oedipus Rex, Stravinski demeura pendant vingt ans au centre de la programmation de Diaghilev, et même après la mort de celui-ci, il lui resta fidèle en devenant le compositeur attitré de George Balanchine et de son New York City Ballet. Si même nous ne devions à Diaghilev que Stravinski, ce serait déjà énorme. 

Son cadet d'une décennie, Serge Prokofiev, se trouva de ce fait même dans une position plus difficile, bien que Diaghilev ait reconnu très tôt en lui le plus grand compositeur russe après Stravinski, à l'issue de la création tumultueuse de son Deuxième Concerto pour piano à laquelle il assista à Pavlovsk le 5 septembre 1913. Le début de leur collaboration fut difficile : lui ayant commandé un ballet, Ala et Lolli, Diaghilev le refusa, estimant non sans raison qu'on le considérerait comme une remouture du Sacre (Prokofiev en fit sa Suite Scythe qui triompha au concert). Leur première collaboration fructueuse fut Chout (le Bouffon), avec les fabuleux décors de Larionov (1920). Prokofiev écrivit encore deux autres ballets pour Diaghilev : Le Pas d'Acier (1927), reflet de la vie soviétique telle qu'on l'imaginait alors à l'Ouest, et surtout Le Fils Prodigue (1929) dernier spectacle monté avant la mort de Diaghilev et la disparition de sa troupe, et qui vit triompher le jeune Lifar.

Exilé en Occident, Diaghilev s'efforça vainement de trouver les héritiers russes de Stravinski et de Prokofiev. Avec Zéphyre et Flore (1925), il crut en avoir découvert un en la personne de Vladimir Dukelsky, mais celui-ci devint un compositeur de jazz apprécié sous le nom de Vernon Duke, ce que Diaghilev (qui détestait le jazz) perçut comme une trahison. Ce fut ensuite Nicolas Nabokov, avec Ode (1928), mais quelques mois avant sa mort, Diaghilev découvrit un musicien de dix-sept ans génialement doué, son dernier protégé. Nul doute que s'il eût vécu, il eût fait d'Igor Markevitch son nouveau compositeur russe privilégié.

Ayant établi dès l'arrivée triomphale de sa troupe à Paris le fameux axe franco-russe dont il a déjà été question, Diaghilev réserva dès lors aux compositeurs français une place au moins égale à celle donnée aux Russes, en commençant par Reynaldo Hahn (Le Dieu Bleu, 1912), vite éclipsé par Maurice Ravel (Daphnis et Chloé, 1912), et Claude Debussy (L'Après-midi d'un Faune, 1912 dont la musique existait déjà dans Jeux, 1913), sans compter Florent Schmitt (La Tragédie de Salomé) et Gabriel Fauré (Les Ménines qui utilisent sa Pavane).

Puis, le 18 mai 1917, en pleine guerre, éclata un scandale non moins retentissant que celui du Sacre, bien que d'essence complètement différente: celui de Parade, fruit de la conjonction Cocteau-Satie-Picasso. Diaghilev ne put qu'être comblé lorsque son ami Cocteau, auquel il aimait dire :"Etonne-moi !" lui apporta Erik Satie. Parade ouvre en quelque sorte la seconde phase, purement parisienne, en tous cas occidentale, des Ballets Russes, et si Satie figura encore deux fois à l'affiche, à titre posthume d'ailleurs (avec Jack in the Box, orchestré par Milhaud, puis avec Mercure), la place fut occupée surtout par ses disciples spirituels, membres du Groupe des Six, comme Francis Poulenc (Les Biches), Darius Milhaud (Le Train Bleu) et particulièrement Georges Auric (Les Fâcheux, les Matelots, Pastorale), ou de l'éphémère Ecole d'Arcueil, comme Henri Sauguet (La Chatte)

Au début des Ballets Russes, Diaghilev avait fait appel occasionnellement à la musique romantique réorchestrée pour la circonstance, avec Chopin (Les Sylphides), Weber (Le Spectre de la Rose, sur l'Invitation à la Valse) ou Schumann (Carnaval, Papillons). Au lendemain de la guerre, avec son instinct infaillible, il lança le mouvement néo-classique, demandant à ses compositeurs d'adapter et d'orchestrer les Italiens du XVIIIe siècle (Scarlatti, orchestration Tommasini, pour Les Femmes de Bonne Humeur ; Pergolèse, adaptation Stravinski pour Pucinella, cet alter ego latin de Petrouchka ! ; Rossini, orchestration Respighi, pour La Boutique Fanstasque, et d'autres encore). Le succès de ces ballets, qui se sont maintenus au répertoire, illustre sa claivoyance !

En dehors des Russes et des Français, la liste des compositeurs qui ont travaillé pour Diaghilev est étonnamment courte : pas plus de cinq. Si la volumineuse Légende de Joseph composée par Richard Strauss (1914) ne fut guère un succès, si celui des deux agréables productions de l'Italien Vittorio Rieti (Barabau et Le Bal) ne fut qu'éphémère, on se souvient encore des deux partitions, parfaitement chorégraphiques, qui naquirent des nombreux contacts de Diaghilev avec l'Angleterre : Romeo and Juliet, première oeuvre accomplie du jeune Constant Lambert, autre découverte de notre Pygmalion, et qui tint la place capitale que l'on sait dans l'histoire du ballet anglais, et The Triumph of Neptune de cet inénarrable dandy excentrique que fut Gerald Tyrwhitt, treizième Lord Berners. Enfin, l'unique appel de Diaghilev à un compositeur espagnol donna naissance à un grand chef-d'oeuvre: Le Tricorne de Manuel de Falla.

Harry Halbreich. Coordination Bernadette Beyne. 

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