Ballets russes (2) : Diaghilev du "Monde de l'Art" aux ballets russes

par

idiaghi001p1

L'activité de Diaghilev et l'héritage esthétique qu'il a suscité sont tellement liés aux Ballets Russes à Paris que l'on en vient souvent à ignorer ou à minimiser le chemin qu'il a parcouru auparavant dans son propre pays. Et s'il est exact que malgré la portée exceptionnelle de son entreprise parisienne, son activité de mécène et d'organisateur a été une alternance de succès et de revers de fortune, il s'avère que les scintillements de son étoile autant que ses éclipses épisodiques l'ont accompagné depuis ses débuts.

Arrivé à Saint-Pétersbourg en 1890 à l'âge de 18 ans après une enfance passée en majeure partie dans la ville de Perm, aux avant-postes de l'Oural le jeune Diaghilev est déjà passionné de théâtre et de musique. Il prend des cours de chant et s'essaie même à la composition. Las, ses débuts créatifs sont étouffés dans l'oeuf par le verdict sans merci que lui décerne Rimski-Korsakov. Il ne deviendra jamais musicien. Mais simultanément la rencontre avec un groupe de peintres, dont font partie Alexandre Benois, Léon Baskt, Konstantin Somov -futurs grands noms des Ballets Russes- et esthéticiens comme Filosofov (son cousin) et Nouvel, l'aiguille sur une nouvelle orientation esthétique. C'est dans le domaine de la critique d'art et de l'organisation artistique que se formera la personnalité de Diaghilev. Plusieurs voyages en Europe en 1890-95 lui ont permis de parfaire sa culture artistique. A partir de 1896, il publie dans Les Nouvelles et le Journal de la Bourse de Saint-Pétersbourg des articles sur des expositions de peinture, tout particulièrement sur le groupe de "peintres ambulants" (peredvijnki) dont font partie Vasnetsov, Répine et Sourikov. 

Mir Iskousstva

En 1897 et 1898, il organise lui-même plusieurs expositions de peinture, étrangères et russes. Une polémique brève, mais violente, l'oppose alors à Vladimir Stassov, le titan vieillissant qui s'est déchaîné contre la "décadence" de ses goûts... Mais Diaghilev a fait ses premières preuves et il réussit en 1898 à persuader plusieurs amateurs d'art éclairés et influents de financer la fondation d'une revue. Ainsi naît Mir iskousstva (le Monde de l'art), première revue dont les orientations ont été définies par les peintres eux-mêmes. Une revue promise à une existence relativement brève (elle cesse ses parutions en 1903), mais dont la portée sera considérable du fait des personnalités exceptionnellement fortes et talentueuses qui l'animent. Le bureau de rédaction se trouve dans l'appartement même de Diaghilev. Filosofov, Nouvel, Bakst, puis Alexandre Benois en sont la cellule motrice. Les peintres -ceux mentionnés, et d'autres tel Douboujinski, Lancerey, Korovine, Somov, s'y produisent à la fois comme illustrateurs, décorateurs, maquettistes, et comme auteurs. Des articles de fond  étudient l'art russe depuis le 18e siècle, des numéros entiers sont consacrés à des peintres contemporains -les "ambulants", mais aussi Levitan, Nesterov, Malutine. Nullement limitée à la culture russe, la revue s'assure encore le concours d'auteurs étrangers -Maeterlinck, Huysmans, Ruskin, Meyer-Gräfe- et donne aux impressionnistes français, à Gauguin, à Lautrec, à Bonnard, une place de premier plan. Le Monde de l'art s'élargit bientôt aux rubriques littéraires et esthético-philosophiques, avec des auteurs comme Merejkovski et Rozanov, à la pensée fortement imprégnée de mysticisme. Ceci présente l'avantage d'une ouverture intellectuelle, mais aussi l'inconvénient d'un déséquilibre par rapport aux destinées premières de la revue qui, vers la fin, se trouve à avoir de plus en plus de mal à gérer tout le matériau dont elle est chargée.

Les Théâtres Impériaux

Parallèlement au Monde de l'art, les activités de Diaghilev le portent en 1899 dans l'orbite des Théâtres Impériaux dont le prince Serge Volkonski vient d'être nommé directeur. Favorable au groupe de Diaghilev, il nomme ce dernier "attaché pour missions spéciales". Une luxueuse édition de l'Annuaire des Théâtres Impériaux pour la saison 1899-1900 sera finalement la seule entreprise aboutie de cette collaboration. Diaghilev et ses amis peintres proposent à Volkonski une nouvelle production du ballet Sylvia au Théâtre Mariinski de Saint Pétersbourg. Selon une tradition bien russe, ils se partagent le travail : Benois doit faire les décors du 1er acte, Korovine ceux du 2e, Lancerey, ceux du 3e, et Bakst s'occupe des costumes. Le projet est déjà bien avancé, mais la fraction conservatrice du théâtre, s'opposant, le fait échouer. Ce ne fut  pourtant pas une expérience perdue pour Diaghilev et ses amis : ils avaient pris connaissance d'un terrain sur lequel tout ce qui pouvait se créer de nouveau allait l'être par eux-mêmes dans peu d'années -mais ailleurs que sur le sol russe...

Entre 1900 et 1903, Le Monde de l'art organisa trois expositions qui rassemblèrent tout ce que Saint Pétersbourg et Moscou comptait comme peintres de talents, en accordant une place particulière à la jeune génération, celle née dans les années 1870-1880 : Bilibine, Douboujinski, Koustodiev, Lancerey, Larionov, Youon, Sarian. La revue cessa d'exister en 1903. 

En 1905, une nouvelle exposition, d'un genre différent, rassembla, au palais de Tauride à Saint-Pétersbourg, près de 4000 portraits peints par des artistes russes à diverses époques, provenant des palais et des musées de la capitale et des villes de province. Ce fut dans une certaine mesure le feu d'artifice final de Diaghilev en Russie. Les blessures de la révolution de 1905 ne rendaient plus le terrain favorable à des réalisations novatrices de vaste envergure. L'écroulement prochain d'un univers se faisait sentir, avec une acuité particulière chez une nature aussi intuitive que celle de Diaghilev. Lors d'un jubilé organisé en son honneur en février 1905, il prononça un discours dont un extrait mérite d'être cité: "Nous sommes les témoins d'un des grands moments de l'histoire, celui des bilans et des conclusions, au nom d'une culture nouvelle, encore inconnue, qui naîtra grâce à nous, mais qui nous balaiera. Sans crainte ni hésitation, je lève mon verre en honneur des murailles démolies de ces superbes palais, aussi bien qu'aux commandements d'une esthétique nouvelle".

Paris

Il fallait maintenant à Diaghilev un nouveau champ d'action, dans le sens géographique du terme tout d'abord. Un pays s'imposait d'évidence. Depuis plus de dix ans, l'Alliance franco-russe avait préparé le terrain, en unissant les deux pays par des intérêts multiples, politiques et culturels, ayant tous un dénominateur commun : la défiance envers le germanisme. Les concerts de l'Exposition Universelle de 1889 avaient révélé à Paris la grande école musicale russe dont les oeuvres, depuis, figuraient de plus en plus régulièrement aux programmes des concerts. La peinture russe avait été montrée pour la première fois à l'Exposition de 1900. Mais la France n'avait encore jamais vu d'ouvrages russes sur scène. Il appartiendrait à Diaghilev d'accomplir, en l'espace de vingt ans, l'aboutissement et la synthèse de l'art russe sur le sol français. En quatre ans, de 1906 à 1909, il jeta ses bases, en franchissant chaque fois une nouvelle étape, partant de la peinture pour aboutir au ballet, via la musique symphonique et l'opéra. En 1906, exposition d'art russe -des icônes jusqu'aux peintres du Monde de l'art en passant par ceux des 18e et 19e siècles. En 1907, concerts symphoniques qui rassemblèrent, parmi les compositeurs vivants, Rimski-Korsakov, Glazounov, Scriabine, Rachmaninov. 1908 fut l'année des premiers opéras russes : Boris Godounov avec Chaliapine, Snégourotchka et La Pskovitaine de Rimski-Korsakov. Et en 1909, les premiers spectacles de ballets russes, en cette journée historique du 18 mai qui révéla les Danses polovtsiennes du Prince Igor, et le Pavillon d'Armide de Nikolaï Tcherepnine, plus un ouvrage intitulé le Festin consistant en une suite sur des musiques de Glinka, Tchaïkovski, Moussorgski, Glazounov et Rimski-Korsakov.

La synthèse des arts

Wagner, en son temps, avait réalisé dans ses opéras sa synthèse des arts. En des temps nouveaux, Diaghilev suivit le même principe dans le ballet, genre montant à une époque où l'opéra traversait une crise d'identité. Le sonore et le visuel s'unissaient désormais dans un spectacle qui repensait, en l'exaltant comme une source de beauté par excellence, la notion de couleur, inséparable de celle de la plastique des formes. Musique, danse, décors et costumes étaient désormais sur pied d'égalité, élevés au même échelon supérieur des catégories esthétiques. L'opéra, nullement ignoré certes, voyait sa partie vocale céder sur scène la première place à la chorégraphie et la pantomime (par exemple dans Le Coq d'or, où les solistes chantaient dans la fosse d'orchestre). Faisant voisiner les compositeurs russes avec Debussy, Ravel, Satie, de Falla, Milhaud ou Poulenc, et les peintres russes avec Matisse, Picasso, Derain, Braque ou Rouault, mettant volontiers les artistes russes au service de la musique française, et confiant aux peintres occidentaux les décors pour des partitions de compositeurs russes, les Ballets de Diaghilev ont été le prodigieux creuset où se sont fondus les génies et les styles de divers pays.

En peinture, l'ouverture de l'espace scénique aux artistes a donné vie et dimensions adéquates aux formes et aux couleurs enchanteresses de Bakst et Benois, pour leurs évocations russo-orientales, mais aussi antiques, (Prélude à l'après-midi d'un faune, Daphnis et Chloé) ou contemporaines (Jeux); les rayonnements de Gontcharova et Larionov, se définissant lui-même comme "la projection des formes en rayons dans l'espace pour donner la sensation d'un dynamisme universel de la nature et du monde", sont pleinement réalisés sur scène (Le Coq d'or, Renard, Chout). Les fresques slaves païennes de Roerich ont vu se concrétiser, avec Le Sacre du Printemps, la violence tellurique qu'elles recelaient (Roerich a, par ailleurs, toujours revendiqué contre Stravinski, la paternité de l'idée initiale du ballet). C'est grâce à Diaghilev que Picasso a fait ses débuts comme décorateur, d'abord pour Parade de Satie (1917), avec des décors et des costumes dans le style cubiste, totalement inhabituels dans le cadre du ballet, puis pour Le Tricorne, et surtout pour Pulcinella, réussite parfaite (malgré les réticences de Diaghilev), pour laquelle nous citerons Stravinski, qui confirme, dans ses Chroniques de ma vie, le succès de la synthèse des arts: "Le spectacle de Pulcinella est un de ceux -et ils sont rares- où tout se tient, et où tous les éléments : sujet, musique, chorégraphie, ensemble décoratif, forment un tout cohérent et homogène (...) Quant à Picasso, il fit merveille et il m'est difficile de dire ce qui m'enchanta le plus, de sa couleur, de sa plastique ou de l'étonnant sens théâtral de cet homme extraordinaire". 

Stravinski avait été servi par Matisse pour Le Chant du Rossignol ; l'estime inter-ethnique ne fut pas, selon certains témoignages, parfaitement observée.

"Vos Russes attendent de moi de la violence ? Pas du tout !", avait décrété le peintre, "Je vais leur apprendre ce qu'est le dosage de la couleur selon la tradition française : deux couleurs pâles et un blanc pur. Et cela enfoncera toutes les gueuleries..." 

A la suite de Picasso, c'est Braque qui fait ses débuts chez Diaghilev dans Les Fâcheux (1924) ; pour les costumes féminins, il s'inspire de gravures des 17e et 18e siècles, le dos étant uniformément brun et le devant très coloré. L'idée était de donner l'impression que les danseuses disparaissaient, se confondant avec les décors, dès qu'elles tournaient le dos au public. Braque fait aussi les costumes et décors de Zéphir et Flore et les décors de la reprise des Sylphides en 1926. Et aux derniers jours de la vie de Diaghilev, c'est Rouault qui signe les décors du Fils prodigue

"C'est un véritable maître de la composition. On ne trouvera pas dans ses décors ce qu'il est convenu d'appeler la stylisation. C'est de la peinture authentique, qui suggère sans ostentation, avec légèreté, l'influence de l'Orient", ainsi l'avait défini Diaghilev dans une de ses dernières interviews. Ce ballet biblique fut l'ultime surprise que ce créateur protéiforme réservait à un public qu'il n'avait cessé d'émerveiller, d'interloquer ou de choquer durant vingt ans. Lui a-ton suffisamment reproché de faire feu de tout bois ! Le paradoxe génial de Diaghilev a été d'assimiler, de poursuivre et de métamorphoser en fonction de son époque l'immense héritage de l'art russe, tout en rompant avec un des dogmes fondamentaux du 19e siècle : le réalisme. Tournant le dos à tout engagement idéologique extra-artistique, Diaghilev a appliqué la devise de "l'art pour l'art", recherchant le beau, l'original, le surprenant, partout où il pouvait se trouver, et opposant à l'enracinement nationaliste, naguère indispensable, la symbiose des cultures.

André Lischke. Coordination Bernadette Beyne. 

Crédits photographiques : Léon Baskt / DR.

Crescendo Magazine vous propose de relire ses dossiers publiés dans ses éditions papiers.

 

Un commentaire

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.