Beauty Farm poursuit ses explorations franco-flamandes avec deux messes de Manchicourt
Pierre de Manchicourt (c1510-1564) : Missa Cuidez vous que Dieu. Missa De Domina. Missa Veni Sancte Spiritus. Missa Reges terrae. Beauty Farm. Mattero Pigato, Bart Uvyn, Filip Dámec, contreténor. Jan Petryka, Tomáš Lajtkep, Hannes Wagner, ténor. Philipp Kaven, baryton. Tim Scott Whiteley, Joachim Höchbauer, basse. Notice en anglais. Juin 2023. Deux CDs 71’59’’ + 67’12’’. Fra Bernardo FB 2419456
Spécialisée dans le corpus franco-flamand (Nicolas Gombert, Johannes Ockeghem, Jacob Obrecht, Firminus Caron, Pierre de La Rue…), la discographie de The Sound and The Fury s’était distinguée par sa franche déclamation, sa mobilité rythmique. Et par des pochettes qui, entre éphèbes dénudés, bustes maniéristes et casual wear vaguement new age, consacraient une iconographie disruptive. Après une décennie d’activité, pour les labels ORF puis Fra Bernardo, et tout en conservant la même signature visuelle, l’équipe s’est progressivement reconfigurée sous le nom de Beauty Farm, fondée en 2014 par Markus Muntean et Bernhard Trebuch, s’attachant à la veine tardive du répertoire.
Tel est le cas de Pierre de Manchicourt, originaire de Béthune (un concours d’orgue y porte aujourd’hui son nom), enfant de chœur à Arras, maître de chant à la cathédrale de Tours, puis de Tournai (1545). Par l’entremise de l’évêque d’Arras et ministre de Charles Quint, il y devint chanoine, puis fut appelé vers l’Espagne à la tête de la Capilla Flamenca de Philippe II, avant de s’éteindre à Madrid. Outre ses motets et compositions profanes, on lui connaît une vingtaine de messes, principalement conservées à l’Abbaye de Montserrat. Quatre nous sont ici proposées : deux à six voix (CD 2), deux à cinq voix (CD 1) dont la Missa De Domina en premier enregistrement mondial. Si cette messe s’inspire du fonds Grégorien, tout comme le travail paraphrastique autour de l’hymne Veni Sancte Spiritus, la Missa Cuidez vous que Dieu renvoie à une chanson de Jean Richafort (c1480-p1547). À ne pas confondre avec la messe-parodie Reges terrae congregati sunt dérivée de Jean Mouton (c1459-1522), la Missa Reges terrae emprunte à un propre motet de Manchicourt.
Le temps a coulé depuis les émouvants vinyles que Les Chanteurs de Saint-Eustache, sous la direction d’Émile Martin, consacrèrent au compositeur dans les années 1950. Et l’investigation musicologique a progressé. On regrette que l’indigeste pavé en guise de notice, mentionnant les fausses relations, dissonances, harmonies obliques, et rôle pivot de l’hexacorde qui constituent ce langage musical, nous renseigne peu sur l’approche interprétative de Beauty Farm. De la Missa Veni Sancte Spiritus enregistrée en avril 1996 par le Huelgas Ensemble (Sony), on retiendra une fluidité polyphonique, une homogénéité des tessitures et une juste intonation qui caractérisaient les troupes de Paul Van Nevel.
Entièrement masculine, dans la généreuse acoustique de la chartreuse de Mauerbach qui flatte la profondeur du bassus, l’équipe autrichienne n’atteint ni une telle subtilité ni une telle propreté d’intonation, mais se distingue par son grain plus incarné, ses individualités en relief, ancrant une intensité orante particulièrement investie dans les Credos. Malgré quelques sensibles et légitimes altérations inhérentes au texte, et malgré un brouet de timbres qui peut donner le change, Beauty Farm semble pourtant gommer la complexité du langage harmonique. Pour autant, l’éloquence n’est jamais en reste (contreténor dans les invocations du Christe Eleison de la Missa Reges terrae !), au profit d’une compacité imitative rappelant Nicolas Gombert, d’une ardeur verbale rappelant un Clemens non Papa, cela ensemencé dans une fiévreuse ferveur dont l’inextinguible ductilité contrapuntique est bien le propre de Manchicourt. Cela suffit à planter un honorable et stimulant jalon dans sa trop maigre discographie.
Son : 8 – Livret : 4 – Répertoire : 8 – Interprétation : 8
Christophe Steyne