Un premier disque aussi original qu’éblouissant.

Oeuvres de Fazil Say (né en 1970), Mykola Lysenko (1842 – 1912), Sergei Rachmaninov (1873 – 1943), Béla Bartók (1881 – 1945), Alfred Schnittke (1934 – 1998), Arvo Pärt (né en 1935). Duo Shum : Lisa Strauss (violoncelle) et Anastasia Rizikov (piano). 2024- Livret en français et en anglais - 75’46 - Erato 5021732256928.
Il est toujours particulièrement émouvant d’écouter le tout premier enregistrement d’un artiste ou d’une formation musicale. Bien souvent, celui-ci est révélateur de l’ADN de ces jeunes artistes, affirme leur tempérament, leur répertoire favori, leur caractère et bien entendu leurs racines culturelles.
Ce premier disque du Duo Shum qui a vu le jour sous l’égide de la Fondation Gautier Capuçon n’échappe pas à la règle. Le Duo Shum est constitué par deux brillantes musiciennes aux origines partiellement slaves, mais formées en occident avec la violoncelliste franco-russe Lisa Strauss et la pianiste canado-ukrainienne Anastasia Rizikov. En ces temps troublés où la Russie et l’Ukraine s’affrontent dans un conflit armé, il est réconfortant de voir ces deux jeunes et talentueuses artistes issues de deux camps ennemis pratiquer une forme d’œcuménisme musical, où leurs racines artistiques et culturelles historiquement mêlées se voient conjuguées pour révéler au travers de l’Art ce que l’humanité a de meilleur. Cette allusion au bruit est peut-être une référence aux conflits actuels, mais peut aussi souligner le caractère des deux jeunes femmes lorsqu’elles jouent ensemble les répertoires des vingtième et vingt-et-unième siècles parfois heurtés et dissonants (comme la sonate de Schnittke) mais qu’elles défendent avec panache et pertinence. Cependant, n’allez pas en déduire que les œuvres interprétées ici par le Duo Shum sont jouées de façon violente ou dans un volume sonore démesuré. Dans ce disque, les deux artistes atteignent une plénitude et une beauté sonore extraordinaires et il suffit d’entendre (entre autres) le tendre et recueilli « Spiegel im Spiegel » d’Arvo Pärt pour s’en convaincre.
Leur disque invite l’auditeur à réaliser un voyage autant musical que géographique et ethnique, mettant principalement en valeur (à l’exception bien sûr d’Arvo Pärt) des musiques inspirées par certains pays bordant la Mer noire (Ukraine, Russie, Roumanie et Turquie). Bien entendu, compte tenu de leurs origines, nos interprètes maîtrisent suprêmement les particularités de ces diverses musiques, souvent d’essence populaires, même si elles privilégient toutefois le caractère slave de ces musiques.
Fazil Say est un musicien fascinant, pianiste aux interprétations parfois controversées, mais toujours passionnantes. Outre son activité de pianiste, Fazil Say est aussi un compositeur extrêmement doué et inventif et les quatre pièces pour violoncelle et piano ouvrant le disque du Duo Shum (qui évoque quatre villes de sa Turquie natale qui lui sont particulièrement chères) en sont des exemples frappants. Ici Fazil Say en employant des sonorités et des rythmes évocateurs s’inscrit dans la lignée des compositeurs qui décrivent musicalement des villes ou des régions, et par-delà, expriment aussi l’âme de leurs habitants. Dans d’autres contextes, sa démarche créative fait penser à Iberia d’Albéniz, aux Quatre saisons de Piazzolla ou encore aux Six danses de Komitas (dont les deux dernières évoquent les villes turques de Et-Arach et de Shorhor situées dans la région d' Erzurum en Turquie).
Les « Four Cities » mêlent diverses influences culturelles où se côtoient, à la frontière de l’orient et de l’occident, les racines ancestrales et les influences importées (comme le jazz). Voici comment cette musique peut être brièvement résumée et décrite (d’après le site internet officiel de Fazil Say) :
La sonate des « Quatre villes » peut être considérée comme un voyage à travers quatre villes d'Anatolie. Cette œuvre s'inspire des souvenirs et des événements de la vie de Fazil Say.
Sivas : Cette ville conservatrice d’Anatolie orientale est connue pour son importante population alévie. Fazil Say s’inspire dans ce premier mouvement d’une chanson intitulée « Sazim » (signifiant mon saz/mon instrument) du poète alévi (Ozan) As¸ik Veysel. Le mouvement se conclut sur une note mélancolique, imitant cet instrument traditionnel (une sorte de luth à manche long).
Hopa : C’est un mariage traditionnel qui a inspiré Fazil Say pour ce deuxième mouvement, qui embrasse la culture de la mer Noire orientale. Le Horon est une danse folklorique très rapide, en 7/16, jouée au kemence (sorte de petit violon typique de la région orientale de la mer Noire, se tenant sur les genoux). La musique évoque également des danses caucasiennes, géorgiennes et lazes, les chants anonymes des « femmes lazes » et « Cilveloy nanayda » (un chant turc).
Ankara : Cette mégapole de quatre millions d'habitants a été déclarée capitale de la Turquie par Atatürk en 1923. Cette ville est le lieu de naissance et d'enfance du compositeur. « Ankara’nin Tas¸ina Bak », un chant rebelle datant de la Première Guerre mondiale, résonne dans la section centrale mélancolique. Le mouvement, avec son atmosphère tragique, évoque l'esprit républicain et l'ambiance d'antan.
Bodrum : Connue comme le Saint-Tropez turc. Une rue célèbre de la ville est bordée par d'innombrables bars d'où résonne une cacophonie de musiques variées, allant du jazz à la pop, en passant par le rock et les chansons folkloriques. Fazil Say mélange les sons de ces pubs dans ce mouvement, qui inclut un thème ambulant sur un tempo jazz entraînant. Ce mouvement fait référence à la chanson « Yildizlarin Altında », interprétée par le chanteur Zeki Muren, également né à Bodrum. La chanson « Uzun Ince Bir Yoldayım » d'As¸ik Veysel, célèbre dans de nombreux arrangements, y figure également. Elle se conclut de manière abrupte et absurde par la représentation d'une bagarre de pub, souvent vécue dans cette ville.
Après avoir parcouru le Sud de la Mer Noire, le Duo Shum nous propose un chapitre purement slave qui débute avec deux pièces de compositeurs ukrainiens avec tout d’abord une mélancolique mélodie pour violoncelle et piano de Myroslav Skoryk suivie par une pièce pour piano seul en deux parties : La deuxième Rhapsodie sur des airs ukrainiens Opus 18 de Mykola Lysenko, le père de la musique ukrainienne. A l’instar d’une Rhapsodie hongroise de Liszt, cette œuvre de facture romantique se divise en deux parties en débutant par une mélancolique Dumka en la mineur (danse emblématique d’Ukraine au caractère élégiaque) qui par contraste est suivie par une Shumka en la majeur, autre danse du folklore ukrainien au rythme bondissant et au caractère particulièrement enjoué. Magnifiquement interprétée par Anastasia Rizikov, cette œuvre révèle l’art de Mykola Lysenko, compositeur trop peu connu hors des frontières ukrainiennes, et qui s’est engagé toute sa vie pour la défense ardente de la culture de son pays à la manière d’un Smetana en Bohême, d’un Grieg en Norvège ou aujourd’hui d’un Pēteris Vasks en Lettonie. Cet engagement lui a d’ailleurs valu un statut de héro dans son pays (l’Académie musicale de Lviv porte son nom). Tout comme Béla Bartók, il se livrera par ailleurs à un travail ethnomusicologique important sur la musique populaire ukrainienne et.
En miroir à cet épisode ukrainien de leur disque, le Duo Shum propose ensuite la sublime Vocalise de Serge Rachmaninov où le chant habité du violoncelle de Lisa Strauss vient rejoindre le piano d’Anastasia Rizikov. Cette œuvre (composée à l’origine pour voix et piano) terminait un recueil de quatorze Romances (opus 34) et ne comportait pas de texte, la soprano fredonnant la mélodie sur une unique voyelle et la transposition au violoncelle, instrument le plus proche de la voix humaine dit-on, convient idéalement à ce duo particulièrement fusionnel et émouvant.
Ce premier enregistrement du Duo Shum fait la part belle aux musiques populaires à l’est de l’Europe et il n’est donc pas surprenant de retrouver dans son programme les Six danses populaires roumaines Sz.56 (BB.68). Béla Bartók aura une influence déterminante sur la musique de son pays et ne se contentera pas de composer des œuvres novatrices mais, tout comme Mykola Lysenko, il effectuera un important travail ethnomusicologique en allant enregistrer dans les campagnes hongroises, bulgares ou roumaines les musiques folkloriques vouées à l’oubli. Grâce à son travail tout un pan de la culture populaire d’Europe de l’Est a pu être préservé. Lui-même réutilisera abondamment ces mélodies et ces rythmes dans sa musique, sur lesquels il effectuera un véritable travail de recréation que ce soit pour rendre hommage aux racines de la musique hongroise, ou pour en concevoir des œuvres didactiques destinées aux générations futures. Avec les Six danses populaires roumaines composées en 1915, Bartók réinvente ce folklore en le sublimant. A l’origine les thèmes mélodiques de ces danses proviennent de la région de Transylvanie rattachée à la Roumanie en 1918. Là encore Béla Bartók préserve les caractéristiques des œuvres originelles, quitte à donner parfois à sa musique un aspect fruste et abrupt. Bartók confère à ses six danses populaires roumaines une grande fraîcheur de ton où les surprises peuvent intervenir au détour de chaque mesure. Toutes les danses sont révélatrices d’une tradition ou d’un folklore particulier, le compositeur précisant même le caractère et les accessoires nécessaires à chaque danse comme les titres en témoignent : Danse du bâton – Danse de la ceinture – Danse sur place – Danse de ceux de Bucium – Polka roumaine – Danse précipitée. Grâce à leur subtile organisation, ces danses suivent une progression allant toujours crescendo jusqu’à l’apothéose finale. On sent dans certaines d’entre-elles les influences venant du Moyen Orient (comme par exemple dans la troisième danse populaire). Dans l’interprétation du Duo Shum on retrouve à la fois tout l’art de Bartók pour créer une œuvre novatrice, où il restitue de façon extrêmement vivante les traditions culturelles d’un monde en perpétuelle mutation. Dans cette Transcription pour violoncelle et piano, nos musiciennes arrivent à trouver des sonorités à la fois chaleureuses, très sophistiquées et originales comme dans la troisième Pièce intitulée « Pe loc/Topogó » Danse sur place).
Avec les deux derniers compositeurs évoqués par le Duo Shum dans ce disque généreux, nous quittons les rives de la Mer Noire pour nous retrouver bien plus au nord, en Russie et dans les Pays Baltes.
Malgré un répertoire conséquent et très varié, la musique d’Alfred Schnittke n’est malheureusement pas très fréquentée bien que défendue par d’immenses musiciens comme Gidon Kremer, Mstislav Rostropovitch, Gennadi Rozhdestvensky ou Yuri Bashmet. Alfred Schnittke est un compositeur russe attaché à la communauté juive dont ses racines le relient à l’Allemagne et à la Lettonie. Né en 1934 en URSS (à Engels, dans l’Oblast de Satarov), Alfred Schnittke, tout comme Sofia Goubaïdoulina ou Galina Ustvolskaya, fait partie de cette génération de compositeurs soviétiques, successeurs de Chostakovitch dont le parcours fut troublé par la deuxième guerre mondiale et par la politique rigide et particulièrement répressive de l’Union Soviétique au temps de Staline et de ses successeurs. Formé au Conservatoire de Moscou (où il deviendra professeur d’instrumentation quelques années plus tard), Schnittke partage son activité entre la composition de ses œuvres personnelles et la composition de commandes de nombreuses musiques de films. Le régime soviétique qui se méfie de ses orientations musicales peu conformes aux directives du Parti lui impose cette activité moins clivante et mieux encadrée.
Lui-même adepte de Webern, Schnittke fait preuve dans son langage d’un grand modernisme mais ne rompt pas pour autant avec les musiques anciennes (d’ailleurs nombre de ses œuvres font références aux grands compositeurs du passé comme Mozart ou Haydn). Sa Sonate pour violoncelle et piano est dédiée à la grande violoncelliste Natalia Gutman et témoigne de l’esthétique heurtée de son langage. Moins connue que ses sonates pour violon, cette première sonate pour violoncelle et piano écrite peu après la disparition de sa mère s’avère à la fois plaintive et violente. Ce face à face accablé avec la fatalité, le tourment et la mort prend une dimension quasiment métaphysique où le Diable semble convoqué. Ce ton désolé et implacable n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Chostakovitch (Quatuors à cordes 8 et 15, les dernières symphonies) ou de Prokofiev (Suggestion diabolique et les sonates pour piano 6, 7 et 8 dites « de guerre »). Le Duo Shum, dans une expressivité sonore d’une grande noirceur restitue avec justesse ce climat particulièrement oppressant et désespéré.
C’est avec une pièce beaucoup plus apaisée et pensive que se referme ce disque admirable par sa variété, ses atmosphères et ses références permanentes à l’Humain dans toute sa diversité. Cette dernière œuvre est du compositeur estonien Arvo Pärt dont le titre allemand « Spiegel im Spiegel » pourrait se traduire par « Miroir dans le miroir » induisant une certaine symétrie. Composée à l’origine pour violon et piano, cette œuvre recueillie, écrite en 1978 (la même année que la Sonate de Schnittke) est d’une simplicité désarmante produisant un sentiment d'innocence enfantine. Sur un accompagnement de piano combinant dans des registres variés des accords brisés et des notes aux sonorités de cloches, le violoncelle entonne sans hâte une mélodie soutenue dans laquelle des phrases de longueur et de tessiture croissantes en reviennent inéluctablement à la note centrale de La. Construit à la façon d’un mouvement perpétuel, avec sa rythmique répétitive et sa mélodie quasiment figée, cette œuvre produit sur l’auditoire un effet quasiment hypnotique.
Par ce répertoire à la fois riche, original et alléchant, Lisa Strauss et Anastasia Rizikov montrent dans ce premier enregistrement du Duo Shum toute l’étendue de leur talent musical et notamment la beauté de leurs sonorités respectives. Elles font preuve aussi d’une entente et d’une écoute mutuelle qui est un gage de qualité pour une formation chambriste de ce niveau. Outre leurs qualités musicales évidentes, il convient aussi de souligner leur curiosité pour construire un répertoire à la fois exigent et particulièrement innovant, qu’elles servent avec conviction et contribuant ainsi à faire de ce premier disque une belle réussite. Il conviendra de guetter les suivants …..
Notes : Son : 9 - Livret : 8 - Répertoire : 9,5 - Interprétation : 9,5
Jean-Noël Régnier