L’orgue de Schumann revisité à Notre-Sauveur de Copenhague : romanesque !

par

Robert Schumann (1810-1856) : Sechs Fügen über den Namen Bach Op. 60 ; Sechs Stücke in kanonischer Form Op. 56. Jens E. Christensen, orgue de l’église Notre-Sauveur de Copenhague. Mars 2020. Livret en allemand et anglais. TT 63’27. Our Recordings 6.220675

Ni le recto ni le verso de la pochette n’indique l’instrument, mais les connaisseurs le reconnaitront sur la photo de couverture, d’autant que l’interprète en est titulaire depuis 1989 ! Et que celui-ci vient d’ailleurs d’en prendre congé après trois décennies : l’occasion d’un concert de gala le 15 août dernier, date à laquelle cet album parut officiellement. Il nous offre ces opus 56 et 60 que Jens Christensen avait abordés en cette Frelsers kirke cinq ans auparavant. C’est sous ces voûtes qu’à sa prise de poste il avait initié une intégrale Bach pour le label Kontrapunkt. Ce lieu remémore les enregistrements que Lionel Rogg (Emi) et Michel Chapuis (Valois) consacrèrent aux Triosonaten, à l’Orgelbüchlein, aux Choralpartite. Ainsi le choix de cet orgue, dont la construction remonte aux jeunes années du Cantor de Leipzig, induit-il une écoute ouverte sur ces sources d’inspiration. « Les racines et les fleurs » : ce sous-titre exprime combien le compositeur se pencha sur l’académique contrepoint et l’acclimata dans un bouquet conforme aux Affekten de l’époque (Bach avait tiré sa révérence depuis presqu’un siècle).

À l’instar des deux éléphants supportant la majestueuse tribune, le programme assied sur les rhétoriques Sechs Fügen, dissociées en trois flancs, les Sechs Stücke d’une efflorescence plus légère et d’un parfum plus romantique. Un peu perturbant pour qui souhaite entendre continument ces deux cahiers : au besoin on pourra les réordonner avec sa télécommande. Pour ces œuvres, les bonnes adresses ne manquent pas depuis Andreas Rothkopf à Hoffenheim (Audite, 1987) : la dignité du jeune Olivier Latry sur le Cavaillé-Coll de Saint-Omer (RCA, 1991), l’édifiant Rudolf Innig à Beckum (MDG, 1995) qui tirait le style vers la postérité, l’imagination poétique d’Olivier Vernet à Wisches (Ligia, 2010), Daniel Beckmann tout récemment chez Aeolus… L’organiste danois impressionne par sa vision finement animée mais surtout puissante, ample, somptueuse. Le Langsam qui ouvre l’opus 60 affirme d’emblée comment Jens E. Christensen concilie les vertus d’organisation et d’expressivité, au gré d’un crescendo monumental, initié sur les fonds, et d’un accelerando magistralement agencé. Même solennité pour le Mässig, doch nicht zu langsam où l’étirement savamment dosé, avec recours aux anches pour le climax, répond aux enjeux de lisibilité polyphonique contraints par une densité presque étouffante. Pour ne rien dire de la sixième Fugue, laquelle vous happe dans d’inexorables engrenages jusqu’au tutti qui vous laisse étourdi : la discographie garde-t-elle trace d’un tel étau ? Quelle constriction !

On connaît peu d’autres mains qui fouillent autant le texte, et réussissent à le recombiner avec tant de perspicacité. Et de sensibilité : le Mit sanften Stimmen s’en trouve quasiment délité et laisse entrevoir ses fibres les plus intimes -on pense aux ultimes opus que Brahms légua aux tuyaux au soir de sa vie. C’est peut-être en cela que cette altitude bouleverse : elle sécrète un portrait sans fard du dernier Schumann, ému par ses propres fêlures, terrorisé par ses noirs démons, mais qui aspire à la sérénité en se réfugiant dans les entrelacs utérins légués par le gabarit classique. Certes une telle intelligence qui reconstruit la partition de toute pièce a un prix : le caractère ingénu des deux premières Études se voit gommé par une approche suave, opulente, et un peu trainante. Idem pour l’Andantino, ou la cocasse quatrième rhabillée comme un arlequin en couleurs vives mais triste, perclus dans son geste. Plutôt Eusebius que Florestan, mais non moins fort en âme.

Saluons une captation haute définition dont la restitution en SACD affiche une consistance, un étagement, une netteté et une dynamique hors du commun : pour bien connaître cette acoustique, déjà flatteuse in situ, on doit avouer que les micros révèlent une perspective plus vraie que nature ! Les timbres aussi sont traduits avec une indécente véracité, et permettent d’admirer les éloquentes registrations dont l’interprète, qui fréquente cette console depuis trente ans, connaît les moindres ressources et les innombrables trésors. Séduction de la sonorité, intensité du discours, variété des tons (de la tendresse à l’impitoyable rudesse), imparable structuration des idées : chacun de ces paramètres interpelle et se fédère dans une performance à nulle autre pareille. Hors norme, captivant et bluffant. On n’ose dire un testament tant ce témoignage vit, et en même temps s’immortalise. Pas de ceux qui galvaudent un Schumann de demi-vasque, qui tortillent du popotin, mais plutôt qui assume le grand bain et le haut voltage des passions. Un formidable disque.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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