Bruckner vu par Markus Poschner
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie n° 3 en ré mineur, WAB 103 « Wagner-Sinfonie » (première version 1873, édition Leopold Nowak). ORF Radio-Symphonieorchester Wien, Markus Poschner. 2022. Livret en anglais et allemand. 56’59’’. Capriccio. C8086.
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur, WAB 104 « Romantique » (première version 1874-1876, édition Benjamin Korstvedt). ORF Radio-Symphonieorchester Wien, Markus Poschner. 2021. Livret en anglais et allemand. 65’53’’. Capriccio. C8084.
De Bruckner, il est déjà loin le temps où le discophile découvrait avec étonnement et curiosité la version 1873 première, dans l’édition Leopold Nowak 1977, de la belle Symphonie n° 3 en ré mineur, dite « Wagner-Sinfonie » en raison de ses citations wagnériennes supprimées ultérieurement, dans l’admirable version d’Eliahu Inbal chez Teldec en septembre 1982… Depuis, le site de référence abruckner.com recense à ce jour pas moins de 41 enregistrements de cette version ; il est par ailleurs édifiant de comparer les différences de durée de ces interprétations : depuis la plus courte (56’35’’) de Thomas Dausgaard (BIS) jusqu’à la plus longue (86’41’’) de Remy Ballot (Gramola) !
Et Markus Poschner dans tout cela ? Eh bien avec 56’59’’ il est le deuxième plus rapide de la liste. Cette rapidité n’est pas forcément synonyme de manque d’osmose avec l’œuvre, mais en l’occurrence, dès l’introduction du premier mouvement Gemäßigt, misterioso - entendez Modéré, mystérieux - on a vraiment tout l’inverse en l’impression de « rentre dedans » brutal, vraiment précipité et loin d’être mystérieux, en un mot, une simple lecture de solfège sans âme, inexpressive et parfois criarde, qui met mal à l’aise… Des plans sonores confus émerge difficilement la trompette qui devrait normalement énoncer avec clarté le thème principal initial ; les désinences des diverses proclamations qui s’ensuivent (mesures 40 et équivalentes 50, 122, 542) sont léchées jusqu’à l’inaudible, à la façon des mauvais baroqueux (!), et souvent les cordes, sans vibrato et anémiques, font un sort à chaque note en les gonflant en soufflet - on peut aimer ou non, mais ce n’est pas cela l’expressivité, surtout chez Bruckner… Enfin, soyons logique : si par exemple les bois, en l’occurrence superbes, ne jouent pas à la façon des cordes, c’est qu’il y a une bonne raison.
Le deuxième mouvement Adagio, Feierlich, soit Adagio, Solennel (ici pratiquement Andante) s’en sort sans doute mieux, jusqu’à la section B Andante mesure 53 où l’admirable cantilène introduite par les altos peine à s’élever avec la ferveur nécessaire et soit gâchée par l’accompagnement en soufflets déjà évoqués des violons ; la prise de son métallique et pâteuse des cordes souvent sans vibrato - étonnant chez Capriccio - n’arrange rien à l’affaire.
Les coups de boutoir du Scherzo suivis de ces tics décidément agaçants de soufflets maniérés des cordes, évoquent plus l’élégance légère et quelque peu superficielle des valses de Joseph Lanner, et discréditent définitivement cette version inutile de cette Wagner-Sinfonie dont le Finale se résume à une simple lecture de solfège métronomique, bruyante et ennuyeuse. On a l’impression que le chef a voulu à tout prix se distinguer avec « quelque chose de nouveau ». Eh bien, c’est réussi pour le culot, mais raté du côté artistique… Il est vraiment frustrant que cet enregistrement fasse partie de cette édition exhaustive et ambitieuse de Capriccio.
Si l’enregistrement de la Symphonie n° 3 en ré mineur eut lieu curieusement en deux endroits différents - les 23 et 24 janvier 2022 à la Radio Kulturhaus et le 25 janvier 2022 à la Konzerthaus de Vienne - entraînant toutefois relativement peu de variation acoustique, celui de la Symphonie n° 4 en mi bémol majeur, WAB 104 « Romantique » fut accompli du 15 au 27 novembre 2021 en la seule Radio Kulturhaus de Vienne, et là, Markus Poschner a pris le temps de mieux mûrir son interprétation, cette fois dans la bonne moyenne de durée des quelque vingt versions existantes. Par ailleurs, la prise de son s’est nettement améliorée.
Cela ne signifie pas pour autant que les problèmes interprétatifs inhérents à la Symphonie n° 3 sont totalement résolus dans sa version de la Symphonie n° 4 « Romantique », mais au moins sont-ils atténués dans la limite du tolérable. Plus détendu, moins brutal dans son propos, Poschner utilise la récente édition (2021) du musicologue américain Benjamin Korstvedt de la Première version 1874 avec les révisions de 1876 de Bruckner, ces dernières ne consistant, partition à l’appui, qu’en quelques retouches instrumentales de la version 1874 primitive.
Le Scherzo d’origine est décidément inférieur à celui ultérieur bien connu, surnommé La Chasse en raison des sonneries du quatuor de cors. Dans cette première mouture, un cor solo répète inlassablement son thème simpliste, lancinant et hypnotique ; le tempo de Markus Poschner, plus vif que de coutume, permet d’atténuer quelque peu la monotonie du discours.
Finalement, Markus Poschner ne parvient pas à porter sa vision de la Romantique - honnête sans plus - au niveau des meilleurs interprètes : pour les versions primitives des deux symphonies sous rubrique en tout cas, restons donc fidèle à Eliahu Inbal (Teldec-Warner) ou Simone Young (Oehms Classics).
Son : 8 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 6
Michel Tibbaut