Can Çakmur : plus qu’un espoir, un maître

par

Franz Liszt (1811-1886) : Schwanengesang (Quatorze lieder de Franz Schubert transcrits pour piano seul), S. 560 ; Quatre  Valses oubliées, S. 215.  Can Çakmur (piano). 2020-DDD-480’12-Textes de présentation en anglais, allemand et français-  SACD -BIS 2530

On sait que Robert von Bahr, patron du label Bis, a le nez creux pour détecter les jeunes talents. Voici qu’après Jean-Jacques Kantorow, il nous propose un autre jeune et remarquable pianiste en la personne de Can Çakmur (prononcez Djann Tchakmour). Un premier enregistrement paru chez l’éditeur suédois en 2019 dans la foulée du triomphe du pianiste turc au Concours Hamamatsu à Sapporo l’année précédente lui avait valu les louanges de la presse spécialisée avant d’être couronné (ex-aequo avec la regrettée Dina Ugorskaja) par un ICMA 2020 dans la catégorie piano solo.

Pour cette nouvelle gravure, Can Çakmur -plutôt que de se cantonner à des pièces rabâchées ou de céder à des démonstrations de spectaculaire virtuosité- a jeté son dévolu sur une rareté, la transcription par Liszt des quatorze mélodies du Schwanengesang de Schubert. Pour sa version de ce Chant du cygne (dont on ne sait toujours pas s’il est un regroupement arbitraire ou un véritable cycle), l’interprète s’est écarté à la fois de l’ordre habituel des éditions pour voix et piano et de celui retenu par Liszt. Pour faire simple, Çakmur interprète les deux premiers et les deux derniers lieder dans l’ordre habituel et ordonne les autres de façon à faire ressortir au mieux la progression dramatique du cycle, tout ceci étant très bien argumenté dans l’intéressante notice due à l’interprète et qui en dit long sur sa connaissance profonde des textes et de la musique.

Tout au long de ces transcriptions exigeantes qui demandent autant de virtuosité que de poésie, Çakmur fait montre de qualités pianistiques et musicales exceptionnelles. Bien servi par un beau piano Shigeru Kawai et une prise de son de grande qualité mettant bien en évidence sa sonorité moirée et un peu sombre, le pianiste, se jouant apparemment sans effort des considérables difficultés techniques semées par Liszt, offre des interprétations infailliblement justes. On pourrait multiplier les exemples à l’envi, mais comment ne pas admirer l’expression sobre et fine de Ihr Bild (et quelle belle main gauche) ou le caractère jeune et exubérant de Frühlingssehnsucht ? Çakmur rend magnifiquement la gaité un peu forcée de Abschied où sa maîtrise rythmique fait superbement percevoir le trot des chevaux qui tirent la voiture. In der Ferne fait entendre un beau sens de la déclamation et -même dans les passages les plus touffus ici comme à d’autres endroits dramatiques tels que Kriegers Ahnung ou le magnifique Der Atlas- rien ne sent l’effort et jamais la beauté  du son ni sa plénitude ne se dégradent.

Quant au célébrissime Ständchen, Can Çakmur en offre une version d’une touchante et épurée simplicité sans une once de mièvrerie ni de sentimentalité (et on sait que la tentation est grande). Il n’impressionne pas moins dans une Die Stadt véritablement hallucinée où grondent des basses menaçantes. 

Après un Doppelgänger inexorable qui tient presque de la marche au supplice, le cycle se termine sur une Taubenpost douce et lumineuse, marquée de cette ambiguïté si schubertienne où même la gaité est curieusement triste.

Les méconnues Valses oubliées de Liszt clôturent cette parution en beauté. A nouveau, la précision du toucher, l’aisance et le charme de Can Çakmur font invariablement mouche. On entend ici un Liszt précurseur, délicat, plein de surprises -comme dans cette Deuxième valse qui semble annoncer Ravel ou Fauré, la Troisième étonnamment proche de l’atmosphère mystérieuse des Préludes de Debussy ou cette Quatrième qui présage Rachmaninov.

Face à un artiste encore si jeune (il est né en 1997), on a coutume de dire qu’il est prometteur. On ne risque pas grand-chose à dire qu’il s’agit déjà d’un maître.

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

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