Carmen-Thérapie à Luxembourg

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Au Grand Théâtre de Luxembourg, si la Carmen de Bizet, magnifiquement servie par ses interprètes, a encore imposé les envoûtements de sa partition, sa « représentation », elle, mérite quelques réflexions.

Voilà une partition qui, depuis sa création en 1875 (même si ses premiers jours furent difficiles), ne cesse de fasciner encore et encore des publics de partout. Cette saison, elle fera l’objet de 89 productions et sera représentée 547 fois ! Fascination pour son héroïne évidemment. Fascination aussi pour sa partition : entendre Carmen, c’est en retenir les airs et les retrouver à l’instant, quelques notes suffisent. A Luxembourg, elle a été musicalement très bien servie. Eve-Maud Hubeaux a été une excellente incarnation vocale de la redoutable gitane : séductrice, amoureuse, agressive, libre dans les notes qui la définissent. Epanouie. Michael Fabiano a peu à peu (c’est lié au concept de la mise en scène) manifesté la sidération de Don José, la façon dont il bascule dans une folie amoureuse inexorable. On regrettera peut-être alors qu’il « passe trop en force », notamment dans le duo final où il couvre la voix de sa partenaire. Anne-Catherine Gillet, quelles que soient les apparences qu’« on » a imposées à sa Micaëla, a justement exprimé toute la tendresse d’un amour « ordinaire », raisonnable. L’Escamillo de Jean-Sébastien Bou nous a paru un peu en retrait. Louise Foor (Frasquita), Claire Péron (Mercédes), Jean-Fernand Setti (Zuniga), Pierre Doyen (Moralès), Guillaume Andrieux (le Dancaïre) et Enguerrand de Hys (le Remendado) ont été leurs « comparses » bienvenus. Dans la fosse, José Miguel Pérez-Sierra a prouvé, avec l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, qu’il maîtrisait sa Carmen. Une mention particulière pour l’ensemble choral Aedes, intense présence.

Et la « représentation » ? Les faits : Dmitri Tcherniakov a cantonné Carmen dans ce qui apparaît comme un immense hall d’hôtel (on reconnaît là sa prédilection exclusive pour les lieux clos), en fait un centre de thérapie conjugale. Carmen devient le scénario d’un jeu de rôle que sa femme propose à un homme manifestement en burn-out de sa libido. Il sera Don José et va être confronté à une employée rétribuée pour jouer le rôle de la terrible séductrice. On éveillera sa jalousie en lui opposant le personnage d’un toréador play-boy. Tel est le concept qui structure toute la mise en scène. Dans un premier temps, c’est amusant, cela change des espagnolades -olé !- traditionnelles. Il y a même le surgissement d’un escadron du GIGN ! Evidemment, il faut tordre le livret pour qu’il se plie au cadre qu’on lui impose, et il y a quelques sérieuses chutes de tension dans le scénario. Le pauvre patient va se prendre au jeu à un point tel qu’il basculera dans la folie. Que prévoient les assurances en pareil cas ? 

Cette façon de faire -s’emparer d’une œuvre du répertoire et l’insérer dans un « concept »- est absolument courante dans l’univers lyrique. Pourquoi pas ! Mais pour nous, une mise en scène a pour but de servir l’œuvre, de l’inscrire dans un contexte et des images qui la donnent à mieux entendre, à mieux voir. De faire apparaître des sens cachés dans son livret, la réalité et les affrontements de ses personnages (ainsi, soumettre une œuvre baroque à une lecture freudienne ou marxiste), de la multiplier par les moyens technologiques d’aujourd’hui. Mais l’œuvre ne peut pas être un prétexte, un faire-valoir aux prétentions plus ou moins narcissiques ou mégalomaniaques de quelques démiurges en mal de lumières, de reconnaissance. Ceci étant dit, on l’aura compris, tout reste possible pour un metteur en scène. Oui, le point de vue thérapeutique de Tcherniakov manifeste bien comment Carmen est devenue l’image même de la séduction, mais il s’arrête là. Et nous semble réducteur par rapport à toute la richesse du personnage. La femme libre, l’« oiseau rebelle », n’est donc plus qu’une employée appointée dans un centre de thérapie ! Evidemment, c’est vivant, c’est « funny » ; bien sûr, on ne s’ennuie pas…mais encore. Nous avons vu d’autres Carmen que leurs metteurs en scène multipliaient.

Luxembourg, Grand Théâtre, le 10 mars 2022

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques :  Patrick Berger/Artcompress

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