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Les dossiers.
Les graines de curieux : les découvertes un peu piquantes de la musique.
Musiques en pistes : pour une écoute active de la musique. Analyse et exemples sur partitions et écoutes d’extraits.
Focus : un événement particulier dans la vie musicale

Pérennité du quatuor à cordes

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Crescendo Magazine poursuit la publication des articles de la série "Ce siècle aura 100 ans" rédigée par Harry Halbreich et publiée en 1998 dans les éditions papiers de Crescendo Magazine.

Depuis les temps lointains (peu avant 1760) où le jeune Joseph Haydn créait ex nihilo le Quatuor à cordes dont il fut réellement « le Père » -ce qu’on ne saurait dire de la Symphonie-, cette formation a conservé une absolue primauté dans la musique de chambre occidentale, et son histoire accumule une succession presqu’ininterrompue de chefs-d’oeuvre. Certes, cette exclusivité a été partagée à certaines époques, et le grand siècle romantique, celui du piano-roi, a vu fleurir en masse, de la Sonate au Quintette, les grandes partitions pour cordes et piano. Par exemple, Brahms ne laisse que trois Quatuors à cordes sur vingt-quatre oeuvres de musique de chambre, et Gabriel Fauré un sur dix. Au vingtième siècle, ces oeuvres avec piano sont devenues de plus en plus rares, et ce sont des formations de solistes plus variées, incorporant vents et percussions, qui en ont pris la place. Le Quatuor à cordes, lui, n’a jamais cessé d’occuper la première place, et son répertoire s’enrichit aujourd’hui plus que jamais, au point que les grands compositeurs de ce siècle qui l’ont ignoré ou peu pratiqué (Varèse, Stravinski, Poulenc, Messiaen, Zimmermann, Barraqué...) font figure d’exceptions.

Paysage de COVID : espoirs, polémiques, craintes, vers un état d’urgence culturel ? 

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L’été est enfin arrivé, les concerts ont pu reprendre, même sous une forme sanitairement compatible, et certains festivals se maintenus avec parfois un élan total de créativité à l’image du drive-in musical du Festival de Namur. Mais le temps reste aux incertitudes.
Des signaux contradictoires arrivent de partout, y compris des annulations de saisons entières comme en Amérique du Nord. La rentrée s’annonce incertaine, les concerts prévus jusqu’en décembre sont de plus en plus revus sous des formes chambristes ou en petits effectifs alors que certaines grosses institutions belges n’ont toujours pas annoncé leurs nouvelles saisons. Tout le monde craint une nouvelle vague de contaminations et les lockdowns même partiels et régionaux qui risquent de l’accompagner. Sans oublier que, par ricochet, c’est toute la filière qui sera impactée : baisse de recettes des salles, précarisation des artistes et surtout des jeunes, marché du disque anémié par le confinement. Quant au « tout au numérique gratuit » pratiqué intensément depuis le mois de mars, il suscite plus de questionnements qu’il n’offre de réponses crédibles et de pistes pour le futur. Le paysage post-Covid est un champ de ruines qu’il faut reconstruire dans un contexte très difficile.   

Jean Rondeau, explorateur musical 

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En quelques années, Jean Rondeau s’est imposé comme l’un des clavecinistes majeurs de sa génération. Que ce soit en solo ou avec ses amis, ce jeune musicien fait toujours l’évènement. Mais Jean Rondeau a plus d’une corde à son arc, il aime pratiquer le piano jazz et compose des musiques de film. Alors que paraît son album intitulé Barricades, où il nous emmène sur les traces des trésors du baroque français avec son complice Thomas Dunford et l’ensemble Jupiter, il répond aux questions de Crescendo Magazine. 

Votre nouvel album se nomme Barricades. Pourquoi ce titre ? 

Il provient évidemment du titre de la pièce de F. Couperin Les Baricades Mistérieuses. C’est un titre qui déjà, en lui-même, laisse beaucoup de place à l’imagination poétique. Le sens n’en est pas totalement défini, il reste léger, comme en suspens. Et il en est un peu de même pour nos « Barricades ». Elles se dressent contre la négativité, l’intolérance pour nous peut-être, et d’aucun y trouverait son compte poétique. 

Cet album propose des œuvres de plusieurs compositeurs qui se sont illustrés à l’époque des rois Louis XIV et Louis XV. Comment les avez-vous sélectionnés ? Quel est leur point commun ? 

A l’exception de la dernière pièce de l’album qui est un duo extrait d’un opéra de Rameau, tel un clin d’œil de fin, toutes les pièces du disque nous viennent des compositeurs de la Cour de Versailles. Grâce à l’amour et au talent de Louis XIV pour la danse, et donc ce besoin de musique, celle-ci s’est trouvée très présente à la Cour et mise en avant par de nombreux compositeurs. Ces derniers étaient aussi des interprètes et donc des musiciens complets qui se trouvaient dans une dynamique très prolifique, musicalement parlant. Il y avait une recherche et une production très importantes, et le tout dans un style très précis, très défini et assez unique. Ce langage de la musique française à Versailles touche à un goût très sensible, très délicat, à une extrême finesse et un raffinement dans lesquels il est parfois difficile de s’immiscer. Fort heureusement, nous avons toute cette musique et l’amour que Thomas et moi portons à ce langage musical nous a permis de nous y engager pleinement d’en faire notre patrimoine culturel. Ainsi, nous avons décidé d’utiliser des pièces qui, à la base, furent écrites soit pour le luth seul soit pour le clavecin seul, et de réaliser un accompagnement improvisé (la basse-continue) afin de dialoguer autour de ces œuvres que nous chérissons. 

Bach, l'Allemand

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Parvenu à l’âge de cinquante ans, et quoique fort peu soucieux d’écrire autre chose que des notes de musique, Bach eut à cœur de consigner sur le papier tout ce qu’il savait de la tribu dont il se réclamait avec fierté, des vies et des travaux de ses aïeux. En commençant par l’aïeul fondateur de la famille (ou supposé tel), l’ancêtre Vitus, le grand-père de son grand-père. La religion qu’il confessait, le luthéranisme, le contraignit à fuir la Hongrie au xvie siècle. Après avoir converti ses biens en argent, dans la mesure où cela pouvait se faire, il partit pour l’Allemagne. Ayant trouvé en Thuringe assez de sûreté pour sa foi luthérienne, il s’est installé à Wechmar, près de Gotha, et reprit son métier de boulanger.

Venu de Presbourg, l’actuelle Bratislava, capitale de la Slovaquie mais alors capitale de la Hongrie, notre boulanger était-il de souche magyare? Il est bien possible en effet que la passion de la musique des Bach, alliée à leur tempérament vif et chaleureux, trouvent en Hongrie leur source; possible aussi qu’arrivant en Allemagne, Vitus y ait été appelé du sobriquet de Bach, alors encore synonyme de "musicien itinérant". Toujours est-il qu’il s’ancre en Thuringe, en un enracinement si profond qu’il paraît définitif : toute sa postérité manifestera un attachement viscéral à cette terre d’adoption à laquelle elle va donner certains de ses plus nobles titres de gloire. 

Les uns après les autres, de génération en génération, les descendants de Vitus progressent dans leur connaissance de la musique. Boulanger comme son père, Johannes, ou Hans, se reconvertit et devient musicien municipal. Désormais, tous les Bach sont musiciens professionnels, famille bientôt si nombreuse que vers 1700, ils sont parfois plus d’une centaine à se retrouver dans leurs rituelles réunions annuelles, bien conscients de constituer à eux seuls une fameuse corporation. Organistes, violonistes, musiciens de cour ou municipaux, compositeurs pour certains. Jean-Sébastien en dresse la généalogie, il en collectionne les œuvres, qu’il apprécie au point d’écrire de l’un de ses parents qu’"il fut un profond compositeur". Les Bach se connaissent, communiquent entre eux, s’entraident, se transmettent des charges : un siècle après Vitus, ils forment un véritable réseau irriguant toute la Thuringe en musiciens de grand talent.

Ida Haendel, la Grande Dame du violon, nous laisse sa légende  

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Avec le départ de Ida Haendel, décédée à Miami le 30 juin dernier à l’âge de 91 ans, c’est une Grande Dame du violon, une très Grande, qui vient de tirer sa révérence.
Ce fut un bien long parcours pour cette personnalité attachante en qui la modestie le disputait à l’humour, la présence scénique à la pédagogie chaleureuse et facétieuse. Facétieuse ? En 2009, le label à vocation historique Tahra publiait un album de deux CD intitulé La fête à Stradivarius (TAH 670/71, vol. I). On y trouvait quatre archives destinées à mettre en valeur les instruments prestigieux de Christian Ferras, Zino Francescatti, Gioconda de Vito et Ida Haendel ; celle-ci eut d’abord à sa disposition un Stradivarius de 1726, puis un autre de 1699 qu’elle joua pendant près de quarante ans. Des extraits d’une interview d’avril 2009 accompagnaient la notice réservée à Ida Haendel qui déclarait notamment : J’ai une habitude, je ne joue pas ! Quand des jeunes me demandent des conseils, je leur dis de ne pas étudier ! Je m’explique : vous venez au monde avec un don. Si vous pensez qu’étudier conduit à la perfection, ce n’est pas vrai.

Le don, Ida Haendel l’avait reçu presqu’au berceau et elle l’a exploité dans les plus brefs délais. Mais ce qu’elle ne dit pas, par humilité ou parce que c’est l’évidence même, c’est ce qui apparaît en filigrane : en assurant qu’elle ne joue pas, elle oublie de préciser que tout a coulé de source et qu’elle n’a jamais arrêté de faire corps avec son instrument. 

Tasmin Little et Shlomo Mintz rendent hommage à Ida Haendel

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La grande violoniste Ida Haendel était une personnalité centrale de la scène musicale. L'annonce de son décès a provoqué une grande vague d'émotion chez les artistes, tant cette femme exceptionnelle était aimée du milieu. Outre ses concerts et ses enregistrements qui ont marqué les mémoires, la violoniste avait consacré beaucoup de temps à l'enseignement. Nous avons demandé à deux personnalités majeures de la scène violonistique de nous livrer un témoignage à propos de Ida Haendel. Nous remercions chalheureusement Tasmin Little et Shlomo Mintz

Kirill Karabits, chef d’orchestre dans l’Histoire 

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Le chef d’orchestre Kirill Karabits que l’on apprécie beaucoup dans les pays francophones, est une baguette qui sort de l'ordinaire. Alors qu’il fait paraître une nouvelle interprétation de la Symphonie n°13 de Chostakovitch (Pentatone), il revient sur son parcours discographique, un itinéraire musical loin des facilités et conçu avec réflexion et sens de l’Histoire. 

Vous avez enregistré la Cantate pour le XXe anniversaire de la Révolution d’Octobre de Serge Prokofiev pour Audite (album primé d’un International Classical Music Award). Qu’est-ce qui vous a orienté vers cette oeuvre si particulière ? 

L’année 2017 était marquée par le Centenaire de la Révolution, c’était la meilleure occasion pour programmer et enregistrer cette partition. Elle requiert un effectif instrumental et choral démesuré et j’ai dû mobiliser toutes les formes musicales disponibles : deux choeurs, un ensemble d’accordéons et même un orchestre militaire qui viennent en complément de l’orchestre symphonique. Par ailleurs, cette interprétation marquait également mes premiers concerts comme directeur musical de la Staatskapelle de Weimar. 

Vous publiez un nouvel enregistrement de la Symphonie n°13 de Chostakovitch. C’est une oeuvre à la dimension musicale et historique particulièrement forte. Qu’est-ce qui vous attire dans cette partition ?  

L’histoire tragique narrée par cette oeuvre a une résonance personnelle car je suis né à Kiev, ville où s’est déroulé le massacre de Babi Yar. Dans le cadre de ma collaboration avec l’Orchestre National de Russie, la direction de la phalange m’a demandé de prendre part à leur cycle des symphonies de Chostakovitch pour le label Pentatone. Ils m’ont demandé quelle oeuvre je voulais enregistrer et j’ai naturellement proposé la Symphonie n°13. Ce fut une expérience très forte et très émouvante de la travailler et de l’enregistrer avec cet orchestre. 

Edouardo Fernández révèle l’oeuvre pour piano de Zimmermann 

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Dans le contexte éditorial actuel, certains enregistrements nous séduisent d’emblée par la pertinence de leur proposition. Dès lors, comment ne pas être attiré par cette intégrale pour Bis de l’oeuvre pour piano de Bernd Alois Zimmermann que propose  le pianiste. Devant l’immense qualité musicale de cette parution qui fera date, Crescendo Magazine a eu envie de l’interviewer. 

Vous avez enregistré l'intégrale des œuvres pour piano de B.A. Zimmermann. C'est un choix inhabituel. Qu'est-ce qui vous a attiré vers l'œuvre de ce compositeur ? 

À l'occasion de la première de son opéra Die Soldaten en Espagne, le Teatro Real de Madrid m'a demandé de jouer de la musique liée à Die Soldaten. J'ai commencé à chercher dans ses pièces pour piano et j’ai été absolument fasciné par la découverte de ces joyaux. La question était : "Pourquoi ces merveilles sont-elles inhabituelles dans le répertoire des pianistes ?" Zimmermann est l'un des plus grands compositeurs du milieu du XXe siècle, mais il est aussi quelque peu négligé. J'ai joué certaines de ces pièces pour piano, puis j'ai assisté à la première de Die Soldaten. J'ai été impressionné par la figure de Zimmermann, sa qualité, son énergie, son message, son évolution brutale. Une progression stylistique qui nous mène du style néoclassique vers l'avant-garde darmstadtienne, jusqu'à ce qu'il mette en scène son pluralisme musical et le Kugelgestalt der Zeit (forme sphérique du temps). Il y a quelques recoupements entre ces concepts et les théories scriabiniennes. Je jouais -et joue encore- l'œuvre complète de Scriabine, et ces coïncidences m'ont sans doute incité aussi à travailler sur cette réflexion particulière.

Hanns Eisler, musique et politique 

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Figure marquante de la musique du XXI siècle, artiste engagé, Hanns Eisler est un compositeur qui reste à la marge du répertoire des concerts et des programmes de disques. Crescendo Magazine vous propose de redécouvrir cet article rédigé par Harry Halbreich à l’occasion du Centenaire du compositeur en 1998. 

Marxiste militant, dodécaphoniste et juif de surcroît, il possédait le profil idéal du musicien « dégénéré » (entartet) aux yeux des nazis. Elève de Schoenberg au début des années 1920, le plus doué de ceux de la deuxième génération, il est toujours demeuré esthétiquement fidèle à son maître, même si son choix d'un engagement politique l'opposa à lui dès 1925 sur le plan idéologique. Dans de nombreuses oeuvres, et dans la plupart des principales, il continua à utiliser les techniques dodécaphoniques et lorsqu'au terme des années d'exil consécutives à la prise de pouvoir d'Hitler, il regagna son pays pour devenir le grand musicien officiel de la République démocratique allemande, celle-ci ne programma que rarement, avec réticence et avec retard, ses oeuvres maîtresses de style dodécaphonique. Mal accepté à l'Est pour ses choix esthétiques, rejeté à l'Ouest pour ses choix politiques (ayant composé l'hymne national de la R.D.A., il fut soumis à un boycott total en Allemagne fédérale), Eisler fut loin de connaître un rayonnement à la mesure de sa valeur. Et aujourd'hui ? Comment intégrer dans notre vie musicale un artiste qui se proclame fièrement « réaliste socialiste » ? Comment imposer un chef-d'oeuvre comme la Deutsche Symphonie sur des poèmes de Brecht, la plus grande partition antifasciste de l'histoire de la musique, à un monde lassé de devoir avoir mauvaise conscience, avide d'oubli et gagné par les démons du révisionnisme et du négationnisme ? Comment « sauver » aujourd'hui des choeurs destinés à être chantés dans les rues lors de meetings et de manifestations, alors que l'idéologie qui les sous-tend a fait faillite, même si la scandaleuse complaisance de politiciens soi-disant démocratiques envers le fascisme renaissant recrée des situations rappelant sinistrement celles qui les suscita ? A toutes ces interrogations, il existe une réponse claire : Eisler fut un très grand compositeur, l'un des plus grands du premier demi-siècle, qui écrivit toujours une musique sans concessions, à mille lieues des clichés simplificateurs associés par ailleurs au terme de « réalisme socialiste » : de ce point de vue, sa position n'est pas tellement différente de celle d'un Luigi Nono. Et puis, en ces temps de résurgence insolente de démons que l'on croyait morts, cette musique nous est plus que jamais indispensable : la tyrannie stalinienne s'est Dieu merci effondrée, mais nous cherchons encore l'arme nouvelle nous permettant de contrer la peste brune.

La musique des sphères selon Hildegarde Von Bingen

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Aborder l’œuvre d’Hildegarde Von Bingen sous l’angle musical ne peut s’envisager sans évoquer le contexte, souvent très original, qui a présidé à l’éclosion d’une littérature unique en son genre. Une œuvre qui synthétise les principes théologiques et esthétiques de son époque, traduisant au passage ses aspirations au travers d’une démarche qui procède à la fois de l’introspection, de l’observation et de la vision, le tout étant mis en œuvre par une personnalité hors du commun. Beau programme, en vérité !

Au point de vue du contexte général, tout d’abord, on ne peut comprendre l’œuvre d’Hildegarde sans se replonger dans une ère médiévale qui, dans sa perception de la relation de l’art avec l’univers visible, considère globalement que l’œuvre d’art ne résulte pas d’une application sur la nature elle-même, telle qu’elle apparaît à l’artiste, mais de la projection dans la matière d’une vision mystique ou théologique. Cette dimension spirituelle est évidemment omniprésente. Le Créateur est à l’origine de tout, et donc de cet univers géocentrique qui voit toutes les planètes, le soleil en tête, tourner autour de la terre, laquelle est le véritable centre du monde.