Ida Haendel, la Grande Dame du violon, nous laisse sa légende  

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Avec le départ de Ida Haendel, décédée à Miami le 30 juin dernier à l’âge de 91 ans, c’est une Grande Dame du violon, une très Grande, qui vient de tirer sa révérence.
Ce fut un bien long parcours pour cette personnalité attachante en qui la modestie le disputait à l’humour, la présence scénique à la pédagogie chaleureuse et facétieuse. Facétieuse ? En 2009, le label à vocation historique Tahra publiait un album de deux CD intitulé La fête à Stradivarius (TAH 670/71, vol. I). On y trouvait quatre archives destinées à mettre en valeur les instruments prestigieux de Christian Ferras, Zino Francescatti, Gioconda de Vito et Ida Haendel ; celle-ci eut d’abord à sa disposition un Stradivarius de 1726, puis un autre de 1699 qu’elle joua pendant près de quarante ans. Des extraits d’une interview d’avril 2009 accompagnaient la notice réservée à Ida Haendel qui déclarait notamment : J’ai une habitude, je ne joue pas ! Quand des jeunes me demandent des conseils, je leur dis de ne pas étudier ! Je m’explique : vous venez au monde avec un don. Si vous pensez qu’étudier conduit à la perfection, ce n’est pas vrai.

Le don, Ida Haendel l’avait reçu presqu’au berceau et elle l’a exploité dans les plus brefs délais. Mais ce qu’elle ne dit pas, par humilité ou parce que c’est l’évidence même, c’est ce qui apparaît en filigrane : en assurant qu’elle ne joue pas, elle oublie de préciser que tout a coulé de source et qu’elle n’a jamais arrêté de faire corps avec son instrument. 

Près d’un siècle d’existence ! La durée exacte est pourtant sujette à discussion. Il demeure en effet un semblant de mystère quant à la date de naissance d’Ida Haendel. Lorsque l’on consulte l’un ou l’autre ouvrage sur les violonistes du XXe siècle ou un dictionnaire des interprètes, Ida Haendel a vu le jour… entre 1924 et 1928. Alain Pâris, dans son Nouveau Dictionnaire des interprètes (Paris, Laffont/Bouquins, 2015) et Jean-Michel Molkhou, dans le premier tome de son ouvrage Les grands violonistes du XXe siècle (Paris, Buchet-Chastel, 2011) optent pour le 15 décembre 1924. Mais depuis longtemps, si le jour et le mois ne sont pas remis en cause, c’est l’année 1924 qui fait l’objet de contestations, la tendance penchant pour 1928.

Dans la même interview chez Tahra, Ida Haendel déclarait : Je rencontrai Carl Flesch à Paris l’année de mes 7 ans. Il y avait le concours Wieniawski en Pologne et mon père voulait que Flesch me prépare. La majorité des concurrents était plus âgée que moi ; j’étais la gamine.  Le Concours Wieniawski, qui précéda de deux ans le premier Concours Eugène Ysaÿe de Bruxelles, se déroula à Varsovie en 1935 (*). Si l’on tient compte de la déclaration de notre violoniste en 2009, elle aurait eu sept ans en 1935, et même moins puisque le Concours se déroula en mars. Moins de sept ans ? On se demande si c’est vraisemblable.

Lors de la présentation de l’époque, on aurait déclaré qu’elle avait onze ans. Le doute vient déjà de là : née le 15 décembre, d’accord, mais en 1924 ou en 1928 ? En 1937, le magazine anglais Strad ajoutait à la confusion en suggérant le 15 janvier 1923 ! Alors ?
Ida Haendel a précisé dans son livre Woman with violin. An autobiography (Londres, Gollancz, 1970, non traduit en français) que c’est la date de 1928 qui doit être considérée comme officielle. Elle a raconté aussi que, de commun accord avec son père, son imprésario de l’époque eut l’idée de la vieillir de cinq ans pour lui permettre de participer à un concert à Covent Garden. Au lieu de neuf ans, on lui en attribua quatorze. Le stratagème ne servit pas qu’une seule fois.

Accréditons donc cette année 1928. Ida Haendel naît à Chelm, dans la région administrative de Lublin, au sud-est de la Pologne, rattachée à l’état polonais en 1919. La population de Chelm était pour moitié juive en 1939 (quinze mille habitants). Elle fut exterminée par les nazis et à peine deux cents personnes survécurent. Le rappel de cet épisode tragique a certainement bouleversé Ida Haendel lorsqu’elle fut choisie pour jouer lors de la visite du Pape Benoît XVI à Auschwitz-Birkenau le 28 mai 2006. Les images de ce moment, intenses et émouvantes, sont visibles sur You Tube ; pendant qu’elle joue les quatre minutes de la Prière de Haendel extraite du Dettingen Te Deum, la vision poignante du camp, des voies de chemin de fer et des barbelés, mais aussi, en contraste, de la nature sous le soleil printanier, est plus que signifiante.

Juive polonaise, Ida apprend le violon avec son père dès l’âge de trois ans. Cette enfant prodige suit des cours au Conservatoire de Varsovie auprès de Mieczyslaw Michalowicz, pédagogue réputé. En 1933, elle joue le Concerto de Beethoven lors d’un concours destiné aux jeunes talents, remporte le Concours Bronislaw Huberman et obtient une bourse pour aller étudier à Paris auprès de Josef Szigeti. Mais celui-ci est parti aux Etats-Unis ! Après une série de péripéties, c’est finalement Carl Flesch qui devient son professeur à Londres. Après la guerre, elle bénéficiera aussi de leçons de Georges Enescu. 

Dès 1937, Ida Haendel fait ses débuts à Londres et bientôt sa famille s’y établit, échappant ainsi à l’extermination. Pendant le conflit mondial, elle joue avec Myra Hess, son aînée de près de quarante ans, dans des usines ou pour les troupes et se réfugie souvent dans les abris pour échapper aux bombardements.

Après la guerre, sa carrière prend tournure. Elle commence à se produire aux Etats-Unis en 1946 mais c’est l’Europe, et en particulier l’Angleterre, qui l’acclament : elle y est devenue très populaire depuis qu’elle s’est produite aux Proms en 1937. Elle y sera toujours comme chez elle puisqu’elle y sera programmée à soixante-huit reprises ! Des enregistrements, peu nombreux, ont vu le jour chez Decca au début des années 1940 : des pièces de circonstance, mais aussi des sonates de Mozart, Beethoven et Schubert. Dès 1948, c’est pour His Master’s Voice qu’elle grave, avec l’Orchestre Philharmonia et Rafaël Kubelik, un lumineux Concerto n° 1 de Max Bruch injustement oublié dans les références majeures de cette partition et réédité chez Testament. Bientôt, c’est une consécration que lui réserve un compositeur vivant, et pas n’importe lequel : Jean Sibelius entend Ida Haendel jouer son concerto à la radio et il l’en félicite chaleureusement par courrier. En 1982, la Finlande l’honorera de la Médaille Sibelius. Le label Supraphon a réédité en 2010 une extraordinaire version du Sibelius avec la Philharmonie Tchèque de Karel Ancerl en 1957 (avec le Concerto de Beethoven), mais elle l’a enregistré aussi avec le Bournemouth Symphony Orchestra de Paavo Berglund ou le City of Birmingham Symphony Orchestra de Simon Rattle. 

Ida Haendel va désormais partager son temps entre cette Angleterre qui lui a tant donné, et Montréal où elle s’installe en 1952 avec sa famille et où elle demeurera jusqu’en 1989. 1952, c’est l’année où elle est naturalisée citoyenne britannique. C’est aussi l’époque où elle enregistre les grands concertos du répertoire avec les plus grands chefs : Sir Malcolm Sargent (Mendelssohn, 1945), Karl Rankl (Dvořák , 1947), Rafaël Kubelik encore (Beethoven, d’une rare poésie et d’une grande pureté de pensée, 1951), Sergiu Celibidache qu’elle affectionne (un sublime Brahms en 1953), Sir Eugene Goossens (un brillant Tchaïkovski en 1953), Ferruccio Scaglia (Cinquième de Mozart en 1958), Karel Ancerl à nouveau (Stravinsky, live, 1962 ; Symphonie espagnole de Lalo en 1964), Vaclav Smetacek (Glazounov, 1965). Avec Hans Müller-Kray, ce sera un Khachaturian torrentiel à Stuttgart en 1962. A noter, sa présence régulière chez les Tchèques où elle est très appréciée. Elle s’attache aussi à mettre en valeur les compositeurs anglais : Elgar (avec Sir Adrian Boult puis Simon Rattle), Britten et Walton (avec Paavo Berglund). Mais aussi de nombreuses pièces de virtuosité : Wieniawski, Szymanowski, Tartini (époustouflant Trille du diable en 1962), Kreisler, Corelli, Bach, Bartók, Sarasate, Paganini, de Falla, Albeniz…, et de la musique de chambre (sonates de Beethoven ou de Ravel avec Alfred Holecek, sonate de Franck). En 1973, elle sera la première soliste occidentale à faire l’objet d’une invitation en Chine où ses disques sont régulièrement disponibles. En 1980, elle crée le fascinant Concerto n° 2 d’Alan Pettersson que le label Caprice lui donnera l’opportunité de graver en 1988 avec Herbert Blomstedt à la tête de l’Orchestre de la Radio Suédoise. Bien des années plus tôt, en 1957, elle avait créé Tartiniana seconda de Dallapiccola à Turin, avec Sergiu Celibidache. A la Philharmonie de Berlin, elle se produit sur le tard, le 26 janvier 1993, sous la direction de Bernard Haitink, dans la Symphonie espagnole, une partition qu’elle portera toujours à l’incandescence. Au cours de cette décennie 1990, elle grave des sonates de Szymanowski, Enescu et Bartok avec Vladimir Ashkenazy pour Decca et une intégrale des Sonates et Partitas de Bach pour Testament. 

Si elle enregistre peu désormais, Ida Haendel, qui reçoit en 1991 l’insigne honneur d’être faite Commandeur de l’Empire Britannique, se fixe à Miami mais demeure très active : elle participe à de nombreux jurys (dont elle n’aime cependant pas le principe du « jugement »), et poursuit avec le Philharmonique d’Israël un partenariat de cinquante ans. En 2006, l’année du pèlerinage de Benoît XVI à Auschwitz, elle revient dans sa ville natale de Chelm où elle donne, le 20 mai, un récital avec la Capella Cracoviensis dirigée par Stanislaw Golowski que l’on peut découvrir sous le label VAI : elle joue Bach, Tartini, Wieniawski, Sarasate, Tchaïkowski et le déchirant Kol Nidrei de Max Bruch devant un public en larmes.

Puisque nous officialisons 1928 comme date de naissance, Ida Haendel a alors près de quatre-vingts ans mais elle joue toujours avec autant d’enthousiasme, d’engagement et de transmission émotionnelle. Car c’est une artiste très charismatique, qui a conservé une modestie profonde même si elle dit en boutade : Je suis le violon. Remarque qui deviendra le titre d’un documentaire de 2004 signé Paul Cohen et produit à Amsterdam. Ces mots rappellent la détermination qu’elle manifestait déjà lorsqu’elle avait trois ans : Je voyais des enfants jouer avec des poupées et me disais que ce n’était pas ma nature. ‘La violoniste ici, c’est moi !’ » (interview dans l’album Tahra évoqué plus haut). 

Ce documentaire de Cohen, on peut le visionner sur You Tube, ainsi que de nombreux autres documents filmés : le Concerto de Sibelius avec l’Orchestre Symphonique de Montréal dirigé par Franz Paul Decker en 1981 ou avec Zubin Mehta et le Philharmonique de New York en 1985, le Kol Nidrei de Max Bruch dans la synagogue de Pilzen en 2009, le Concerto n° 3 et l’Introduction et Rondo capriccioso de Saint-Saëns à Moscou sous la direction de Dimitri Sitkowetsky, le Poème de Chausson, et d’autres témoignages, tous précieux. On trouve encore une conversation avec Giselle Brodsky à Fort Lauderdale en 2009, deux autres films documentaires, une masterclass décontractée de juillet 2013 au Royal College of Music et d’incroyables moments récents au cours desquels, sur scène, elle joue les Danses roumaines de Bartok ou la Fantaisie Carmen de Sarasate. Cela se passe en 2012 ou 2013, Ida Haendel a près de 85 ans. On perçoit bien, de temps à autre, l’une ou l’autre petite faille de justesse mais l’on n’y prend garde, tant la fascination de cette femme hors du commun, avec sa chevelure épaisse et abondante, son jeu épanoui, son sourire lumineux et sa présence magique -oui, c’est le mot- crèvent l’écran. 

Ida Haendel a eu une carrière exemplaire, elle n’a jamais cessé de servir la musique, accordant à chacune de ses interprétations l’investissement qu’elle réclamait. On avait trop tendance de nos jours à l’oublier quelque peu, et il est rare de la retrouver parmi les premières références des grands concertos du répertoire qu’elle a gravés. C’est très injuste, car il suffit de l’écouter pour se rendre compte de l’ampleur et de la finesse de son jeu, sa pureté, sa souplesse, la variété des couleurs, sa capacité de séduction, mais surtout, et c’est peut-être là le secret de cette artiste exceptionnelle, la sobriété et la noblesse qui en est l’indispensable corollaire.

En guise de conclusion, nous lui laisserons une dernière fois la parole à travers l’interview publiée par Tahra : Je suis une personne dramatique, je suis attirée par le drame mais je suis aussi très drôle ! J’aime les plaisanteries mais, en règle générale, ce sont les larmes et la tragédie qui m’attirent. J’affirme que la condition humaine est tragique : la naissance, le traumatisme de la vie, la perte des gens que vous aimez… J’ai voyagé avec des médecins et nous avons parlé médecine. Ils disent que vous avez atteint votre maturité à 25 ans et qu’ensuite, vous commencez à mourir. C’est ce que je trouve dans la musique. La vie est hectique et tumultueuse, je suis désolée de le dire. Et ma propre vie est affectée par ce qui se passe dans le monde. Au lieu de sauver l’humanité, les hommes s’entretuent. Dans quel but ? Si vous mourez, tout est fini. Vous ne pouvez accomplir quelque chose que si vous continuez à vivre et à lutter pour la justice.

Il n’y a rien à ajouter, sauf un mot adressé à cette Grande Dame du violon : Respect ! 

Jean Lacroix

(*) Ginette Neveu le remporta à 15 ans, devant David Oïstrakh, 26 ans. Boris Goldstein, 12 ans, que Jascha Heifetz considéra plus tard comme « le meilleur violoniste russe », était quatrième. Ida Haendel se classa septième. Derrière elle, il y avait encore Bronislaw Gimpel, 24 ans et, parmi les finalistes, Josef Hassid, 11 ans, qui reçut un diplôme d’honneur -il décéda prématurément en 1950- et Grazyna Bacewicz, 26 ans. Quel plateau !

 

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