Musique sacrée napolitaine du XVIIIe siècle
Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736) : Stabat mater, pour soprano, alto et cordes, P.77 ; Nicola Porpora (1686-1768) : Salve regina en sol majeur, pour soprano et cordes ; Leonardo Leo (1694-1744) : Beatus vir en fa majeur, pour alto, deux violons et basse continue. Sandrine Piau, soprano ; Christopher Lowrey, contre-ténor. Les Talens Lyriques, dir. Christophe Rousset. 2018. Livret en français, anglais et allemand. Textes chantés en latin, traduits en français et en anglais. 66'11". Alpha 449
Christophe Rousset confronte dans ce programme l’un des chefs-d’œuvre les plus populaires de la musique baroque à deux partitions méconnues, tous issus de la plume de compositeurs napolitains -de naissance ou d’adoption. Les représentants de cette « école napolitaine », s’il en fut, qui aura duré près de deux siècles, ne manquent pas. Le choix de Giovanni Battista Draghi, plus connu sous le nom de Pergolesi, paraissait évident. Le chef français aurait également pu jeter son dévolu sur Alessandro Scarlatti, Leonardo Vinci ou Francesco Durante, mais a choisi d’exhumer deux œuvres de musique sacrée de Nicola Porpora et de Leonardo Leo.
On a souvent rapproché le Stabat mater de Pergolèse de celui d’Alessandro Scarlatti : composés pour la même confrérie napolitaine de San Luigi di Palazzo et utilisant le même effectif (soprano, alto et cordes), ils sont tous deux empreints d’un certain dolorisme, volontiers mis en relief par un recours prononcé aux dissonances. Outre son indéniable beauté, deux raisons permettent d’expliquer le succès immédiat que connut l’œuvre de Pergolèse, dont l’étoile n’a jamais pâli jusqu’à ce jour. Ce fut, tout d’abord, la dernière œuvre à laquelle travailla le compositeur avant de succomber, à l’âge de 26 ans, d’une tuberculose déjà ancienne ; on sait combien les œuvres que l’on devine avoir été extirpées in extremis sur un lit de mort, comme un dernier soupir, excitent l’imaginaire collectif -le Requiem de Mozart est également là pour nous le rappeler. En l’occurrence, cependant, le Stabat mater de Pergolèse semble avoir été achevé plusieurs mois avant la mort du musicien. La célébrité de ce Stabat provient par ailleurs du fait que celui-ci est réputé être la première œuvre religieuse alliant des principes stylistiques de la musique sacrée traditionnelle et des techniques relevant de l’opéra. Quoi qu’il en soit, sa renommée fut telle que, durant les deux derniers tiers du 18e siècle, elle fut portée au pinacle comme incarnant l’idéal stylistique de la musique sacrée. Grâce à elle, Pergolèse devint à ce point populaire que les musicologues se sont complus à lui attribuer une quantité d’œuvres largement supérieure à celle qu’il aurait matériellement pu composer durant sa brève existence : parmi les 148 partitions incluses dans l’édition intégrale de ses œuvres publiée à Rome entre 1939 et 1942, on s’entend actuellement pour considérer que seules 30 sont indubitablement authentiques. La paternité du Stabat mater n’a, heureusement, jamais été sérieusement mise en doute.
Chef-d’œuvre d’invention et d’harmonie, le Stabat mater de l’auteur de la non moins célèbre Serva padrona (à l’origine de la « Querelle des bouffons ») a beau concilier l’art réputé « sévère » de la musique sacrée hérité des 16e et 17e siècles avec une relative frivolité léguée par l’opéra, il séduit généralement en ce qu’il offre une expérience plus intime de la musique religieuse que celle à laquelle invitaient la plupart des œuvres de musique sacrée écrites au lendemain de la disparition d’Alessandro Scarlatti. Il suffira, pour s’en convaincre, de mettre en perspective la piété dont est empreint le Stabat mater de Pergolèse au regard du raffinement, flirtant avec la galanterie, qui caractérise les deux autres œuvres, pratiquement contemporaines, figurant sur ce disque.
Bien que son nom ne soit pas auréolé de la gloire qui s’attache à celui de Pergolèse, Leonardo Leo fut l’un des compositeurs napolitains les plus importants de la période baroque. Au faîte de son art dans ses opéras et sa musique sacrée, il témoigne, dans ce dernier répertoire, d’une maîtrise impressionnante du contrepoint.
Quant à Nicola Porpora, sa renommée de chanteur et de pédagogue fut telle qu’il compta parmi ses élèves deux futurs castrats appelés à devenir immensément célèbres, Carlo Broschi, alias Farinelli, et Gaetano Caffarelli. A Londres, il dirigea l’Opera of the Nobility, qui s’opposait à l’influence de Haendel. A Vienne, il enseigna la composition au jeune Joseph Haydn. Sa connaissance de la voix lui servit dans ses opéras et dans sa musique sacrée, certains lui reprochant de sacrifier quelque peu la substance musicale sur l’autel de la virtuosité. Trilles, broderies et autres acrobaties vocales s’insinuent dans son Salve regina en sol majeur, pour soprano et cordes, notamment dans le « Ad te clamamus ». La gracieuse cantilène sur laquelle débute l’œuvre, à défaut de profondeur, est d’un charme exquis. Les Talens Lyriques et son indéfectible chef furent parmi les premiers à tirer Porpora, en 1994, du relatif oubli dans lequel il était tombé, grâce à la célèbre bande-son du film Farinelli de Gérard Corbiau qui s’écoula à plus d’un million d’exemplaires. Y figure l’air d’Arcio « Alto Giove » issu de l’opéra Polifemo.
Les Talens Lyriques de Christophe Rousset avaient déjà gravé le Stabat mater avec Barbara Bonney et Andreas Scholl, chez Decca, il y a une dizaine d’années. Nous les retrouvons ici en compagnie de Sandrine Piau et Christopher Lowrey. Si Rousset et consorts ne font pas de vin neuf dans la vieille outre indémodable de Pergolèse, le nectar se déguste toujours avec autant de plaisir. Sans surprise, ils nous font grâce d’une interprétation bel cantiste à la limite du kitsch, qui nous aurait donné la gueule de bois. Entouré d’une vingtaine de musiciens tout au plus, chanteurs compris, Rousset pare néanmoins cette œuvre-phare d’accents dramatiques et de quelques envolées lyriques qui distinguent cette version des interprétations plus recueillies qu’ont données de cette partition-culte des artistes de la trempe d’Emma Kirkby et James Bowman, avec le concours de formations telles que The Academy of Ancient Music sous la conduite de Christopher Hogwood (L’Oiseau-Lyre). Tout est ici net et précis, et même de fort bon goût, mais l’émotion n’est guère au rendez-vous. A l’évidence, Rousset a cherché à mettre davantage en relief ce qui rapproche les trois œuvres réunies sur ce disque, plutôt que ce qui les distingue ; tirant la partition de Pergolèse vers le théâtre, il en estompe le caractère religieux, au risque de décevoir les tenants d’une interprétation plus intériorisée. Assumant pleinement ce parti-pris, Christophe Rousset s’adjoint les services d’un soprano lyrique léger -et non des moindres !- pour donner la réplique au contre-ténor. Un choix somme toute judicieux, tant Sandrine Piau sait exceller dans ce répertoire religieux exigeant par ailleurs une attention particulière aux affects. Quant au contre-ténor américain Christopher Lowrey, la générosité de son timbre et la précision de son intonation sont d’une grande séduction. Qu’on se rassure : tout pathos est ici vigoureusement proscrit ; on croirait au contraire déceler, par endroits, les lueurs d’une joie assez peu en phase avec le texte (« Quae moerebat et dolebat »). Les humeurs changeantes s’expriment au travers du soin apporté à l’articulation et aux phrasés -les contrastes abondent dans les coups d’archet. Les tempi dans l’ensemble assez vifs, surtout lorsqu’ils sont conjugués aux staccatos des cordes, insufflent une certaine nervosité à plusieurs pages de la partition (« Fac ut ardeat cor meum », « Vidit suum dulcem natum » et le « Amen » conclusif). Le continuo, loin d’occuper l’arrière-plan, apporte à l’élégance et à la relative exubérance du tableau une touche d’ombre et de gravité bienvenue. Les mélismes vocaux des chanteurs sont d’une grande finesse, leurs trilles et ornements enlevés avec délicatesse et sans emphase. A tout prendre, c’est dans le Salve regina de Porpora que se réalise le plus parfaitement l’équilibre entre musique sacrée et opéra manifestement recherché par Rousset. Le chant de Sandrine Piau atteint ici au comble du ravissement.
Son : 10 - Livret : 9 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9
Olivier Vrins