Hiroko Ishimoto : un piano défricheur pour quinze compositrices

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« Pioneers ». Dora Pejavic  (1885-1923) : Blumenleben, op. 19 n° 5 : Rose. Cécile Chaminade (1857-1944) : Valse-caprice op. 33. Anna Bon (?1739-après 1769) : Sonate op. 2 n° 2. Clara Schumann (1819-1896) : 3 Romances op. 21 - n° 1. Agathe Backer Grondahl (1847-1907) : 3 Morceaux op. 15- n° 3 Humoresque ; 3 Morceaux op. 35 n° 2 Album. Amy Beach (1867-1944) : Hermit Thrush at Eve op. 92 n° 1 ; Légende écossaise op. 54 n° 1. Emma Kodály (1863-1958) : Valses viennoises. Lili Boulanger (1893-1918) : 3 Morceaux pour piano. Chiquinha Gonzaga (1847-1935) : Cananéa, valse, arrangement pour piano ; Agua do Vintem. Tekla  Badarzewska-Baranoswka (1834-1861) : Douce rêverie (Mazurka). Florence Beatrice Price (1887-1953) : Sonate : Andante. Tatiana Nikolayeva (1924-1993) : Album pour enfants op. 19 : Marche, Boîte à musique, Ancienne valse. Vitezslava Kapralova (1915-1940) : Préludes d’avril op. 13 n° 2 : Andante. Miyake Haruna (°1942) : 43° Nord : un Tango. Hiroko Ishimoto, piano. 2019. Livret en anglais et en allemand. 77.30. Grand Piano GP844.

Née au Japon, à Sapporo, la pianiste Hiroko Ishimoto, qui réside à Budapest où elle a établi un pont entre son lieu de vie et son pays où elle retourne souvent, propose un projet original et intéressant : un panorama de pièces pour piano de quinze compositrices, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à l’époque contemporaine. Il s’agit de pages courtes, la plus longue, les Valses viennoises d’Emma Kodaly n’atteignant pas la dizaine de minutes. Membre active du Women’s Action Network au Japon, ishimoto s’est fait connaître sur You Tube par une série de prestations autour du thème Compositrices dans l’ombre des hommes, donnant dans la foulée des concerts pour le WAN sur le même sujet. Au Japon, elle a enregistré deux disques consacrés à des compositrices. Elle nous emmène ici dans un programme éclectique, où l’on retrouve un éventail de noms connus ou peu joués. 

Parmi la première catégorie, celle des noms connus, Clara Schumann est incontournable. Un extrait séduisant des 3 Romances op. 21 de 1853-55, à l’intensité romantique, chaleureuse et touchante, s’épanouit dans un noble final qui montre le côté expressif et dynamique de cette virtuose, prodige du piano. Lili Boulanger trouve à ses côtés une place légitime, en dépit de son existence trop brève ; disparue à l’âge de 25 ans, la sœur cadette de Nadia Boulanger laissait une cinquantaine de compositions. Ses 3 Morceaux de 1914 ont été achevés lors de son séjour à Rome, à la Villa Médicis. Les deux premières pièces évoquent des sensations de nature, D’un vieux jardin dans un climat intériorisé, D’un clair jardin dans un contexte de joie, avant un Cortège festif. On ajoutera à ces deux compositrices essentielles Cécile Chaminade qui, après avoir été une enfant prodige, accomplit une double carrière d’interprète internationalement reconnue et de créatrice. Son catalogue comprend de la musique de scène, des mélodies, de la musique de chambre et des œuvres orchestrales, mais aussi des pages pour piano, dont la Valse-caprice, qui semble dater de 1885, est un bel exemple de vitalité rythmique et de sensualité. A ces figures de proue, on peut ajouter Tatiana Nikolayeva, légende du piano russe en tant qu’interprète prolifique d’un répertoire qui s’étend de Bach aux contemporains. Celle qui fut le professeur de Nikolai Luganski s’adonna régulièrement à la composition, laissant des symphonies, un quintette à clavier ou des cycles de mélodies. Son Album pour enfants de 1958 est un ensemble de petites pièces ciselées dont Hiroko Ishimoto propose trois extraits très brefs : une minuscule marche, une irrésistible imitation d’une boîte à musique et une valse nostalgique. Quant à Emma Kodály, épouse du compositeur Zoltan Kodály, elle était très attirée par les Valses viennoises dont elle traduit avec brio et élégance les décors virevoltants.

Le reste du CD s’attache à des créatrices dont nous découvrons l’existence et les œuvres avec une envie de découvertes, même si certaines ne sont pas de première main. C’est le cas de la Rose issue de La Vie des fleurs de la Hongroise Dora Pejacevic, gentille vignette ornementée, des piécettes de la Norvégienne Agathe Backer Grondahl, qui reçut des leçons de Hans von Bülow à Florence et de Liszt à Weimar ; si elles ne manquent pas de charme, son Humoresque et sa Feuille d’album ne sont guère originales. Quant à la Mazurka de la Polonaise Tekla Badarzewska-Baranowska, publiée en 1863, elle s’inscrit dans la ligne des romantiques en une rêverie sans relief particulier. D’autres compositrices retiennent plus notre attention par leurs qualités intrinsèques, à commencer par Ana Bon, née vers 1739 à Venise, où elle fut accueillie à l’Ospedale della Pieta avant de faire partie en Prusse de la chambre de musique de Frédéric le Grand. La deuxième de ses six Sonates de 1757 indique un beau talent dont la fluidité le dispute à l’élévation du ton et à la hauteur de vue. L’Américaine Amy Beach qui a écrit une œuvre considérable, dont une messe, une symphonie « gaélique » et un concerto pour piano, laisse entendre des échos de musique populaire bien tournés, aux élans mélodiques soignés. La Brésilienne Francisca Chiquinha Gonzagua, compositrice d’opérettes mais aussi de valses, polkas et tangos, signe des pages pleines des rythmes ensoleillés de son pays. Sa valse Cananéa est un beau moment d’ivresse sonore. La Japonaise Miyake Haruna est représentée par un tango de 2019 qui fait penser à une structure ayant tendance à se dématérialiser. 

L’un des meilleurs moments de ce CD est à mettre au crédit de la Slovaque Vitezslava Kapralova qui a connu une existence aussi brève que celle de Lili Boulanger. Disparue à l’âge de 25 ans, elle a étudié la composition avec Viteszlav Novak et la direction avec Vaclav Talich, mais a aussi reçu des leçons de Bohuslav Martinu. Elle laisse elle aussi une cinquantaine d’œuvres diverses. Ses pages pour piano ont fait l’objet d’un enregistrement intégral en 2017, en première mondiale, chez Grand Piano (GP 708) sous les doigts de Giorgio Koukl. Cet enregistrement démontrait les grandes qualités d’une artiste qui est considérée dans son pays comme la compositrice la plus importante de la première moitié du XXe siècle. On s’en persuade aisément en écoutant le deuxième de ses Préludes d’avril op. 13 de 1937. Cet Andante déploie en moins de trois minutes un univers d’une profonde intensité douloureuse et d’une inventivité mélodique qui forcent l’attention.

Pour son récital, Hiroko Ishimoto a effectué une sélection d’œuvres qui ont un point commun, celui de l’expressivité. Elle souligne avec un instinct très sûr et très convaincant la diversité des approches. Elle a surtout le mérite de sortir des sentiers battus, de réhabiliter des compositrices et d’ouvrir la porte à un approfondissement d’un répertoire méconnu. A ce titre-là, son disque, enregistré au Studio Phoenix de Budapest, est un jalon nécessaire qui rappelle que la création musicale n’est pas un domaine réservé aux hommes. En ce qui nous concerne, elle prêche un converti qui en appelle d’autres à faire la démarche.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix  

 

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