Dans son quatrième album, Işil Bengi exprime sa fascination pour l’eau 

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Hydropath. Charles-Valentin Alkan (1813-1888) : Prélude op. 31 n° 8 : Chanson de la folle au bord de la mer. Johannes Brahms (1833-1897) : Trois Intermezzi, op. 117. Toshi Ichiyanagi (1933-2022) : Inexhaustible Fountain. Jules Massenet (1842-1912) : Impromptu n° 1 : Eau dormante. Augusta Read Thomas (°1964) : Six Études pour piano, n° 5 : Rain at Funeral. Ulvi Cemal Erkin (1906-1972) : Cinq Gouttes. Julian Scriabin (1908-1919) : Prélude en do majeur op. 2. Modeste Moussorgski (1839-1881) : Une larme. Amy Beach (1867-1944) : Out of the Depths op. 130. Henry Cowell (1897-1965) : The Tides of Manaunaun. Işil Bengi, piano. 2024. Notice en français, en anglais et en allemand. 55’ 52’’. Insolite Records INS03. 

La pianiste turco-belge Işıl Bengi, née à Istanbul, a joué du piano dès l’âge de cinq ans ; elle en avait douze lorsqu’elle fut remarquée par Idil Biret, qui avait été l’élève de Nadia Boulanger à Paris. Quatre ans plus tard, une bourse lui a permis de venir se perfectionner en Belgique, où elle a étudié avec Evgueni Moguilevsky et a obtenu son Master au Conservatoire de Bruxelles. En 2019, avec le violoncelliste Paul Heyman, elle proposait, chez Etcetera, un programme belge où voisinaient Vieuxtemps, Franck, Ysaÿe et Benoit. L’année suivante, elle publiait son premier récital en solo chez Fuga Libera. Trois autres ont suivi, pour Insolite Records, dont le nouveau qui nous occupe aujourd’hui, avec son mystérieux intitulé.

Les albums de cette artiste ont une caractéristique commune : ils sont construits de manière thématique, et se révèlent très éclectiques en ce qui concerne leur programme. Le premier, Hikaye, que l’on peut traduire par « Histoire » ou « Récit », s’attardait à la musique traditionnelle de plusieurs pays, autour du rythme et de la danse, mais aussi du lyrisme. Terre de jeu mettait en avant les valeurs de l’enfance à travers Poulenc, Prokofiev ou Malipiero (2021). Agni Kunda, « Feu/énergie » (2022), était centré sur la dynamique et la force du feu interne qu’incarnaient Balakirev, Granados, Scriabin ou Clara Schumann. Cette fois, en contraste avec le précédent, c’est l’eau qui anime le parcours. La pianiste, qui signe tout le texte de la notice, explique sa fascination, depuis toujours, pour cet élément, et l’influence que l’eau peut avoir sur son jeu quand elle se connecte au piano : elle se sent, dit-elle, comme un fœtus dans le liquide amniotique. Elle fait référence à l’hydropathie, art de traiter les maladies humaines par l’eau, d’où le titre de l’album, Hydropath

Puisqu’elle nous y invite, suivons le guide idéal qu’est Işıl Bengi, qui n’a pas choisi, vu le thème, ce qu’on aurait pu a priori en attendre, à savoir des pages ravéliennes, debussystes ou lisztiennes. Son parcours est ailleurs, divers, et il nous entraîne dans un espace sonore, où il est possible d’amener ses émotions à la surface pour les purifier. Elle fait ainsi la démonstration d’une recherche de projet cohérent dans son originalité, et dont la fluidité, en phase avec elle, est le fil conducteur. On s’en rend compte dès le huitième Prélude d’Alkan, publié en 1847, qui évoque, en phases ascendantes et descendantes, la Chanson de la folle au bord de la mer, entre dérangement mental et masse aquatique. La présence des trois Intermezzi de Brahms et leur profondeur solitaire s’expliquent par le fait qu’ils ont été composés dans la station thermale de Bad Ischl au cours de l’été 1892, et qu’ils revenaient sans cesse à l’esprit de la pianiste lorsque la mise en place de l’album l’occupait. Elle les traduit avec une pudeur en demi-teinte.

La paisible Eau dormante de Massenet (1896), qui s’inspire de vers du poète peu connu Francisque Rochez, déroule ses clapotis comme quelque songe alangui, alors que l’Américaine Augusta Read Thomas offre un hommage à Morton Feldman, Pluie aux funérailles, un tardif écho impressionniste, intériorisé. Le compositeur turc Ulvi Cemal Erkin, qui étudia la composition à Paris avec Nadia Boulanger, est représenté par ses Cinq Gouttes de 1931, des miniatures entre rythme, drame et nostalgie. Deux moments de forte émotion suivent ; le premier est la présence du fils de Scriabin, Julian, qui s’est noyé dans le Dniepr, en août 1919, à l’âge de onze ans. Il avait un talent précoce et composait déjà. Il a laissé quatre Préludes, dont cet opus 2, qui date d’un avant la tragédie. Son souvenir, logiquement proche de l’art de son père, s’accorde avec la brève page de Moussorgski, Une Larme (1880), au sein de laquelle douleur et évocation mélancolique du passé se côtoient.

Ce récital s’achève par deux pièces américaines : la romantique Amy Beach dévoile dans Des profondeurs de l’eau (1932), d’après le Psaume 130, une plongée dans les ténèbres, alors que Henry Cowell, dans Les Marées de Manaunaun, prélude de 1917 à une musique de scène, s’inspire des poèmes mythologiques irlandais du théosophe John Osborne Varian (1863-1931), qui fut musicien amateur. Comme son titre l’indique, cette page de trois minutes met en scène des phénomènes mouvementés.

Avec ce quatrième album, enregistré en Suisse, dans la Salle de musique de La-Chaux-de-Fonds, Işıl Bengi concrétise une nouvelle démarche artistique, personnalisée et originale. En sortant ainsi des sentiers battus, qu’elle parcourt avec sensibilité, profondeur, intimité, rythme, retenue ou véhémence, elle fait la démonstration, réussie, de sa volonté, au-delà du partage, de faire ressentir, avec ce thème de l’eau, ses émotions pour les purger et les apaiser.

Son : 8,5    Notice : 10    Répertoire : de 8 à 10    Interprétation : 8,5

Jean Lacroix  

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