Işıl Bengi joue avec le feu

par

Agni Kunda. Oeuvres de Mily Balakirev (1837-1910), Enrique Granados (1867-1916), Clara Schumann (1819-1896), Marko Tajčević ((1900-1984), Nikolai Medtner (1880-1951), Claude Debussy (1862-1918), Alexandre Scriabine (1872-1915). Işıl Bengi, piano. 2022. Textes de présentation en français, anglais et allemand. 43’43. Insolite Records INS02

Dans le texte de présentation qui accompagne cet album, la pianiste belgo-turque Işıl Bengi explique avoir donné à cet enregistrement le titre d’Agni Kunda pour en retenir l’acception en sanskrit où Agni signifie feu et Kunda une forme d’énergie. Et Işıl Bengi évoque ce « feu magique » qui pousse l’être vivant à aller de l’avant en dépit des aléas de l’existence. Elle ajoute que cette flamme intérieure a le potentiel de transformer le monde, mais aussi de le détruire et qu’il nous incombe d’en faire bon usage. Et elle conclut sur un très joli « Je vous embrase ».

Il faut avant toute chose reconnaître à l’interprète une grande curiosité qui l’amène à résolument s’écarter des sentiers battus dans ce choix habilement composé d’oeuvres brèves.

Il faut avant toute chose reconnaître à l’interprète une grande curiosité qui l’amène à résolument s’écarter des sentiers battus dans ce choix habilement composé d’oeuvres brèves.

Le disque s’ouvre par la peu connue Berceuse de Balakirev, donnée dans une interprétation sérieuse et heureusement dépourvue de tout sentimentalisme, Işıl Bengi faisant apprécier une technique digitale ferme et assurée. Malheureusement, sa sonorité est assez monocorde et l’usage de la pédale très (trop?) généreux. Il faut aussi préciser que l’esthétique de la prise de son est assez déroutante, l’instrument étant enregistré de très près dans une sonorité mate mais aussi très réverbérée.

Dans El amor y la muerte de Granados (cinquième pièce du cycle Goyescas), la pianiste évite toute langueur, brutalité ou superficialité. Mais si elle est indubitablement sincère, l’approche d’Işıl Bengi, manque du tranchant et du caractère que cette musique exige. Les basses sont assez lourdes et l’expression généralisée. En dépit de sa sincérité, il manque ici à Işıl Bengi le pouvoir de la conteuse qui attire irrésistiblement.

Le Scherzo N° 2, Op. 14 de Clara Schumann est un superbe choix : voilà une très belle pièce qui mérite d’être plus connue. Işıl Bengi s’y montre emportée et enthousiaste, mais le flou sonore et une sonorité quelconque la desservent.

La révélation de ce récital sera certainement les Variations sur un thème en do mineur (1948) du méconnu compositeur serbe Marko Tajčević. Après un Thème martial et bien marqué, suivent 23 variations dont la durée va de quelques secondes à une minute et demie. Abordée avec beaucoup de fermeté, l’oeuvre recèle quelques très beaux moments, comme la Variation XIII Pesante aux relents moussorgskiens, la très bartokienne Seizième variation ou l’Allegro maestoso conclusif qui, à la fois sombre et brillant, rappelle l’atmosphère de certains Préludes de Rachmaninov. Après avoir défendu cette oeuvre avec conviction, Işıl Bengi, nous offre les deux Contes de fées (Skazki), Op. 20 de Medtner. Le premier, passionné et sincère, est une réussite totale. Le deuxième déçoit, noyé dans la pédale et les duretés sonores.

Işıl Bengi a raison dans le livret d’insister sur la violence qui émane de Ce qu’a vu le vent d’ouest -tiré du Premier livre de Préludes de Debussy- mais l’interprétation qu’elle en offre ne respecte pas les nuances douces prescrites par le compositeur, à commencer par les phrases initiales notées pianissimo. Ici on a le choix entre fort, plus fort et plus fort encore. Il y a quelque chose de mécanique dans cette approche d’une noirceur cruelle et impitoyable qui tire la musique vers un brutal futurisme. Certes, on n’est pas obligé de noyer la musique de Debussy dans les brumes d’un prétendu impressionnisme, mais là on travaille au marteau-piqueur.

Le récital s’achève sur le bref Feuillet d’album, Op. 45 de Scriabine, jouée sans mièvrerie mais sans charme. 

Son: 5 - Livret: 8 - Répertoire: 10 - Interprétation: 6

Patrice Lieberman

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