Isil Bengi en réciral

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HIKAYE. Récital d’Isil Bengi, pianiste. Yiannis KONSTANTINIDIS (1903-1984) : Huit Danses des îles grecques ; Arno BABADJANIAN (1921-1983) : Six Tableaux ; Uvi Cemal ERKIN (1906-1972) : Duyuslar ; Vasilije MOKRANJAC (1923-1984) : Six Danses ; Stéphane GALLAND (1969) : Jeux ; Ernest BLOCH (1880-1959) : Ex-voto ; César FRANCK (1822-1890) : Danse lente ; Toru TAKEMITSU (1930-1996) : Litanie. 2019. Livret en anglais, français et allemand. 59.45. Fuga Libera FUG 759.

Dans la notice qu’elle signe elle-même de son premier enregistrement en solo, la pianiste Isil Bengi, née à Istanbul, précise son intention et les contours du programme : « Pour cet album, j’ai choisi des pièces inspirées par la musique traditionnelle : elles possèdent un lien fort avec le rythme et la danse, mais sont aussi très lyriques. Mon idée était de créer une réunion de famille sonore en choisissant de la musique et des compositeurs de leurs différents pays de résidence. » Cela nous vaut un récital où voisinent la Grèce, l’Arménie, la Turquie, la Yougoslavie, la Suisse et les Etats-Unis (Bloch), le Japon et la Belgique, avec pour notre pays, à côté de Stéphane Galland, une Danse lente de 1885 de César Franck, seule page de la série qui n’appartienne pas au XXe siècle, dont l’interprète justifie la présence « car il s’agit d’une danse, mais l’aspect chantant et mélodique est le plus frappant ». Ce répertoire un peu composite plaira aux amateurs de découvertes et de partitions moins connues. Isil Bengi, qui jouait à douze ans devant Idil Biret, a reçu une bourse à seize ans pour venir se perfectionner en Belgique, après avoir été remarquée par Evgueni Moguilevsky. Elle a travaillé ensuite avec Jean-Claude Vanden Eynden, Piet Kuijken et Alexandre Mazda, mais aussi avec Muhiddin Dürrüoglu pour la musique de chambre. Un CD Etcetera est paru, dans lequel elle jouait Vieuxtemps, Ysaÿe, Franck et Benoit avec le violoncelliste Paul Heyman.

En sortant des sentiers battus et en racontant une « Histoire » (traduction du titre « Hikaye »), la virtuose entraîne l’auditeur dans des mondes différents dont le lien est, comme elle l’indique, le rythme et la danse, mais aussi le lyrisme. Si les Huit Danses de Konstantinidis ouvrent des perspectives intéressantes sur des accents imprégnés de culture grecque, les Six Tableaux de l’Arménien Babadjanian, inspirés du folklore national qui rappelle Khatchaturian, se révèlent plus séduisants par leur côté personnel ; Isil Bengi souligne le fait qu’ils sont « les piliers sur lesquels tout le programme est construit ». Si la brève pièce d’Erkin évoque avec émotion le pays natal de la pianiste, les Six Danses de Mokranjac se développent avec concision au fil d’un trio Moderato/Presto/Moderato avant de s’accélérer à travers un Allegro dynamique qui s’anime en couleurs variées dans un Allegro giusto e molto ritmico et s’intensifie en un Prestissimo volubile. 

En inscrivant l’Ex-voto de 1914 d’Ernest Bloch dans son programme, Isil Bengi souligne la portée personnelle que cette pièce nostalgique apporte à son parcours, celle d’évoquer son « Histoire » familiale et celle de l’humanité, « de rendre hommage à toutes les personnes, partout dans le monde, qui, après avoir formulé un vœu, ont réalisé leur désir et leur destin ». Vision hautement symbolique d’une jeune artiste qui cherche à transmettre un message à visage humain, qui se prolonge dans la Litanie de Takemitsu, hommage de ce dernier à un ami décédé. La pianiste exprime ainsi son sentiment de séparation d’avec les proches et le pays natal. On ne peut s’empêcher d’être touché par ce qu’exprime Isil Bengi à travers la musique, car elle donne un sens à son projet. Et peut-être, sans qu’elle en soit tout à fait consciente, surtout dans les trois pièces de notre compatriote Stéphane Galland, Jeux, composés il y a une dizaine d’années. Elle a raison de dire que ce sont les œuvres les plus atypiques de l’ensemble (elles sont données ici en première discographique mondiale). Elles sont en tout cas pour l’auditeur la découverte la plus frappante en raison du mélange des influences africaines, balkaniques et de musique populaire et électronique qui leur confère des impressions de vagues ou de transe (intitulé de deux pièces bien nommées) qu’un côté répétitif rend envoûtant et, comme le dit si bien Isil Bengi, « obsessionnel ».

Un disque intéressant, qui indique la curiosité et l’ouverture d’esprit d’une artiste dont on suivra les orientations futures avec le plus vif intérêt. Il faut saluer l’audace du projet et le message qui s’en dégage. Il faut savourer aussi le côté sonore, car Isil Bengi est la première artiste à enregistrer sur un piano créé par le facteur de pianos Chris Maene, en collaboration avec l’architecte réputé Rafael Vinoly. Conçu spécifiquement pour Daniel Barenboim qui l’a inauguré en 2015, ce piano à queue à cordes parallèles a été décliné en plusieurs modèles. L’éclat et la puissance recherchés sont au rendez-vous, dans une sonorité majestueuse qui ne néglige pas les nuances ; le design de l’instrument est très réussi, comme le montre une illustration. C’est bien sûr chez Maene, à l’Auditoriim de Ruiselede, que ce CD a été peaufiné en juillet et octobre 2019. 

Son : 10  Livret : 9  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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