Des pages polonaises pour célébrer les 30 ans du Quatuor Dafo
Krzysztof Penderecki (1933-2020) : Trio à cordes ; Quatuor pour clarinette et trio à cordes ; Quatuors pour cordes n° 3 et 4. Karol Szymanowski (1882-1937) : Quatuors à cordes n° 1 op. 37 et n° 2 op. 56. Grażyna Bacewicz (1909-1969) : Quatuor à cordes n° 4. Henryk Mikolaj Górecki (1933-2010) : Quatuors à cordes n° 1 ’C’est déjà le crépuscule’ op. 62, n° 2 ‘Quasi una fantasia’ op. 64 et n° 3 ‘…ils chantent des chansons’ op. 67. Paweł Łukaszewski (°1968) : Quatuors à cordes n° 1 à 4 ; Quintettes à clavier n° 1 et 2. Quatuor Dafo. 1999, 2000, 2010, 2016 et 2023. Notice en polonais et en anglais. 297’ 30’’. Un coffret de cinq CD Dux 2040-2044.
Constitué en 1993 par de jeunes étudiantes polonaises après une rencontre lors de cours donnés à Pommersfelden, non loin de Bamberg, le Quatuor Dafo (Justyna Duda et Danuta Augustyn, violon ; Kinga Roesler ou Aneta Dumanowska, alto et Anna Armatys, violoncelle) obtient dès l’année suivante un diplôme du Quatuor Melos dont il a suivi une masterclass à Stuttgart, avant d’autres avec la même formation. Il participe aussi à des masterclasses du Quatuor Silésien, des Borodine ou des Tokyo, et s’impose vite comme un ensemble de grande qualité, en particulier dans le domaine de partitions du XXe siècle et du nôtre, qui lui ont valu maintes distinctions. Un coffret, un hommage à l’occasion de ses trente ans d’existence, en fait la démonstration. Mais on pourrait ajouter bien d’autres noms de compositeurs à ceux mis ici en valeur : Baird, Knapik, Meyer, Zielinski, Bargielski, ou encore Henze ou Widmann font notamment partie de leur répertoire. Les Dafo se produisent avec d’autres artistes pour des trios, des quintettes ou des sextuors, et ne dédaignent pas non plus des collègues de la musique pop. Il y a quelques années, on a pu les entendre à Bruxelles, à l’Ancienne Belgique, avec le Band American The Lambchop ; un coffret CD/DVD est le témoin de cette collaboration (City Slang, 2010). L’éclectisme est un fil rouge pour cette formation dont sont ici proposées des pages de cinq compositeurs polonais renommés.
Enregistré à Cracovie en 2010 et à Lusławice en 2023 (pour le Quatuor n° 4), le programme Penderecki (CD n° 1) propose le Trio à cordes de 1991, le Quatuor pour clarinette et trio à cordes de 1993 et le Quatuor n° 3 « Pages d’un journal non écrit » de 2008. La décennie 1990 marque chez le compositeur un retour à des influences néo-classiques, teintées d’expressivité, souvent angoissée ou introvertie, une émotion engagée traversant les divers contrastes, particulièrement mis en évidence dans le Trio ou l’œuvre avec clarinette (excellent Arkadiusz Amanski). Les Dafo ont eu l’occasion de travailler avec Penderecki pour le Quatuor n °3 qu’elles ont été les premières à graver après la création par les Shangai en 2008. Ce journal intime très intense, dans lequel le compositeur évoque, en un seul mouvement de dix-huit minutes, des étapes de sa vie, se déroule comme un rappel de la tradition classique, mais aussi d’échos bartokiens. L’expérience sonore est étonnante. Quant au n° 4, les Dafo en ont enregistré la première version complète, l’Allegro risoluto final ayant été complété par Claus-Dieter Ludwig sur la base des notes de Penderecki, qui n’avait pu achever que l’Andante et le Vivo. Une atmosphère réflexive, mais aussi ludique, ainsi que des rythmes répétitifs, s’installent au cœur de la narration. Les Dafo sont très à l’aise dans ces pages du Penderecki de la dernière période. Leur engagement, une caractéristique de leur jeu, ne se dément jamais, tout comme leur capacité émotionnelle.
Szymanowski et Bacewicz se partagent le CD n° 2. Du premier, né en Ukraine dans une famille de nobles polonais, on découvre les deux quatuors, de 1917 et de 1927. Nourri de néoclassicisme et de dissonances, le n° 1 est une partition à la fois lyrique et abstraite, avec des effets sonores pleins d’imagination et des moments d’épanchement. Le Vivace final se décline dans l’exploration de la polytonalité. Dans le n° 2, c’est l’attraction pour la musique folklorique nationale qui domine ; il a été écrit pour un concours de Philadelphie, à l’issue duquel Bartók et Casella seront couronnés. Szymanowski y introduit des thèmes de son ballet Harnasie, qui se déroule dans les Tatras, et des influences de Ravel et Janáček s’y font jour. Quant au Quatuor n° 4 de Bacewizc, composé en 1951, la créatrice l’envoya à Liège pour un Concours international destiné aux quatuors à cordes, où elle remporta le premier prix. La notice reproduit des commentaires de l’époque qui en soulignent l’habileté de l’écriture et de la construction, et la calme mélancolie de l’Andante. Le lyrisme accessible et les allusions au folklore polonais n’oublient pas non plus le sens dramatique. Dans ces gravures de 1999/2000 réalisées à Baden-Baden et à Cracovie (Bacewicz), les Dafo montrent toute leur capacité à entrer dans ces univers respectifs, avec un sens des nuances équilibré et une qualité de timbre permanente.
Les deux disques suivants offrent une intégrale des trois quatuors de Górecki. Les deux premiers, composés dans la foulée en 1988, puis en 1990/91, assurent une continuité en termes de langage contemplatif, avec quelques phases d’obsédante effervescence. Le sous-titre du n° 1 « C’est déjà l’obscurité » est emprunté à un vers d’un poète polonais de la Renaissance. Pour le n° 2, « Quasi una fantasia », le compositeur ne cache pas sa volonté de s’inscrire dans une inspiration romantique, en particulier beethovenienne, à laquelle s’ajoute le minimalisme qui lui est cher. Pour le n° 3, commande, comme les précédents, d’un membre du Quatuor Kronos qui date de 1992 mais ne fut complétée qu’en 2005, Górecki se sert, dans le sous-titre, du dernier verset d’un poème du Russe Velimir Khlebnikov, un adepte du futurisme (1885-1922), « Quand le peuple meurt, il chante des chansons ». On y retrouve le climat éthéré de sa célèbre Symphonie n° 3 de 1976 ; il se nourrit ici d’éléments folkloriques, de dissonances pointues et d’une mélancolie méditative, parfois jusqu’à l’immobilisme, qui se rattache au thème de la mort et au désarroi face à celle-ci. Les Dafo impriment une profondeur intimiste à ces pages gravées entre 1999 et 2016, dont la moelleuse quintessence diffuse beaucoup d’émotion.
Un hommage à Łukaszewski, grand spécialiste de musique chorale, occupe le dernier disque du coffret. Ce compositeur, dont d’imposantes symphonies ont été servies avec ferveur par le label Dux, est mis en évidence par des pages écrites en notre siècle, entre 2000 et 2021 -à l’exception du premier quatuor de 1994-, en l’occurrence trois autres quatuors et deux quintettes avec piano (avec Marek Szlezer). Les deux premiers quatuors sont des partitions brèves, de forme simple et d’une douce spontanéité, avec des moments de quiétude. Les deux suivants revêtent une esthétique plus dramatique. Assez courts eux aussi, les deux quintettes avec piano oscillent entre expressivité, tension, contemplation et délicatesse. Toutes ces œuvres, au langage accessible, se révèlent d’un accès plaisant pour l’oreille, soulignées avec finesse par ces gravures effectuées à Tarnów en 2023, le premier quatuor datant d’une prise de son de 1999.
Ce bel hommage au Quatuor Dafo, présenté dans un coffret sobre, a fait l’objet d’un choix judicieux de pages de compositeurs polonais de premier plan, que les musiciennes mettent en valeur de façon remarquable. Derrière cette entreprise de trente années bien documentées, on salue la qualité du travail commun, un vrai sens de l’écoute mutuelle et une profondeur collective toujours en éveil.
Son : 8,5 Notice : 8,5 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix