Gaudeamus : un vivier de jeunes talents se retrouve à Utrecht

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Le voyage, essentiellement via l’autoroute (les Pays-Bas, comme la Belgique, sont plutôt bien fournis en la matière), indolent (100 km/h jusqu’à 19 heures –un agent me rappelle la règle par geste) et monotone (rare sont les 2 × 2 voies sciemment poétiques), mais le bed & breakfast, à quelques kilomètres d’Utrecht, à la ferme et confortable, est une bonne surprise– accueilli par Mieke, je m’installe et prends le temps de repérer un parc & ride, à prix et distance raisonnables (en fait la chose ne se révèlera pas si simple, puisque il me faut trois jours avant de comprendre qu’il faut pointer en entrant ET en sortant du bus pour que la réduction soit acquise), avant de rejoindre le Tivoli Vredenburg, quartier général du festival qui démarre ce mercredi et essaime dans différents lieux de la ville aux vélos –le nombre d’emplacements libres annoncé dans les parkings qui leur sont réservés est tel qu’on doute qu’il y ait autant cyclistes pour les enfourcher, mais la ville est universitaire, et d’une moyenne d’âge réjouissante.

La République : musique et politique au temps de la reine Juliana  -et aujourd’hui

Avec De Staat, pièce maîtresse de Louis Andriessen, compositeur hollandais militant contre le conservatisme du milieu musical, Asko|Schönberg (une des formations qui travaillent le plus le répertoire contemporain aux Pays-Bas), secondé, compte tenu de l’étendue de l’instrumentarium, inhabituel, requis par l’imposante composition (4 hautbois, 4 trompettes, 4 cors, 4 trombones, 2 guitares électriques et 1 basse, 2 harpes, 2 pianos, 4 altos, 2 sopranos et 2 mezzo-sopranos), par l’ensemble Klang et des étudiants du Conservatoire d’Amsterdam, assure de son aplomb la soirée d’ouverture du festival : la partition d’Andriessen, entamée en 1972 et créée quatre ans plus tard, qui aborde sans détour la relation entre la musique et la politique (le déterminisme social et le soutien financier imprègnent l’organisation du matériel musical, le choix des techniques et des instruments) est, à sa manière, le pamphlet d’un minimalisme importé d’Amérique, adapté au centre d’une Europe ouverte aux influences. On y entend ce que les oreilles du compositeur ont capté (avec une touche bien personnelle) des œuvres de Terry Riley ou de Steve Reich, éléments mariés de force avec l’impact d’Igor Stravinsky : De Staat partage avec Le sacre du printemps une énergie invincible et une brutalité radicale –même si le second est chahuté lors de sa création alors que le premier est, lui, primé. De Staat secoue, convainc, emporte ; le public se lève.

Bâtie comme une réponse à la pièce d’un de ses enseignants –avec Martijn Padding, Louis Andriessen, à la Haye, consolide, chez Oscar Bettison, compositeur né dans les îles anglo-normandes, élève à la Purcell School, au Royal College of Music de Londres puis à l'Université de Princeton, un sens aigu du défi et du rebondissement créatif–, On the slow weather of dreams, œuvre écrite sur commande d’Asko|Schönberg, pour le même déploiement instrumental que De Staat, est un miroir déformant, à l’atmosphère contrastée, où les cuivres s’invitent à l’avant-scène, ponctuellement et en paire, pivotent et lancent le son dans un mouvement tournant, conversent en léger décalage (comme un dialogue calme mais empressé – à l’occasion confié aux pianos) : pendant 45 minutes, on se laisse prendre, imprégné et ravi, à cette affabilité confusément querelleuse ; Oscar Bettison a un sacré talent.

Interlude entre les deux concerts, la présentation de cinq nominés 2024 et une exposition : une nouvelle œuvre de commande et, notamment, la pièce sélectionnée lors de la candidature de chacun -Patrick Ellis (Royaume-Uni, 1994), Beniamino Fiorini (Italie 1993), Cem Güven (Turquie, 1997), Lucy McKnight (Etats-Unis, 1998) et Yixie Shen (Chine, 1993)- seront au programme des prochains jours ; disséminées dans le Foyer de la Grote Zaal du Tivoli Vredenburg, les propositions d’une palette de compositeurs invités (dont le Français François Sarhan ou la Gantoise Maya Verlaak) prolongent la réflexion de Louis Andriessen sur la relation entre musique et politique au travers de posters, installations sonores ou partitions graphiques.

La vibration s’écoute, la vibration se sent

Gaudeamus, c’est une sorte de chien truffier : il s’agit de fouiner, fureter, fourrager, fouir, fouiller à la recherche de talents inédits, de musiciens curieux, qui expérimentent, imaginent, tentent de se dispenser des terrains connus -ainsi la place faite aux jeunes compositeurs : les nominés au Gaudeamus Award, réservé aux moins de 35 ans, sont choisis parmi plus de 250 soumissions ; il s’agit aussi de sonder, explorer, traquer, scruter les moyens, techniques, objets qui favorisent l’expression musicale : la NIME Conference (New Interfaces for Musical Expression), annuelle et internationale, est cette année invitée à Utrecht et rassemble, au travers d’exposés, de discussions et de concerts-démos, inventeurs, bricoleurs et développeurs en provenance de tous les coins du monde, qui dévoilent et mettent en commun leurs expériences -des instruments conventionnels aux installations sonores interactives.

Je découvre ainsi, jeudi, quatre expérimentations : Koray Tahiroğlu joue de l’Al-terity, un instrument de synthèse sonore, alimenté notamment par de l’intelligence artificielle ; Gaël Stéfan Moriceau manipule un T-Stick, un contrôleur gestuel qui permet de façonner des sons en temps réel ; Oliver Kwapis exploite, dans une composition électroacoustique à quatre canaux, ce qui est au départ une tablette graphique utilisée dans le domaine de l’animation et de la photographie ; Joseph Gascho et Julie Zhu présentent, sur un instrument classique (un clavecin), étendu et complété d’électronique, Fulgura Frango, une pièce inspirée de l’opéra Céphale et Procris de la compositrice française du 17e siècle Élisabeth Jacquet de La Guerre.

Mais, aujourd’hui, le rendez-vous est dans les jardins, striés d’arc-en-ciel, du Centraal Museum – ou plutôt, dans la Tuinzaal, dont l’espace scène est occupé par une longue chaîne d’étoffes chamarrées (récupérées précise la conceptrice de la chose) cousues les unes aux autres, disposée de façon à accueillir tout à son long les spectateurs assis au sol, invités à la toucher (de la main, de la joue, du cœur…) : Lucy McKnight (elle aime créer des environnements émotionnels saturés de couleurs et de textures et, si elle a quitté sa tenue rose chewing gum du jour précédent, c’est pour enfiler une jupe du Summer Of Love de San Francisco), qui chante sa pièce a capella en duo enlacé avec Laura Nygren (une compatriote, basée aux Pays-Bas, intéressée à la voix, la contrebasse et l’électronique), veut nous faire sentir la vibration via un dispositif électromagnétique intégré dans son câblage psychédélique -l’expérience warp & weft est sympathique, probablement peu signifiante aux oreilles des auditeurs habitués à la musique (fortement) amplifiée, mais touchante par la proximité qu’elle propose.

La deuxième pièce, née de l’écriture de Cem Güven, est aux mains de Juho Myllylä et de son étrange et imposante flûte à bec contrebasse qui m’avait surpris en 2023 : Ice Breath, au titre évocateur d’une nature mystérieuse (je me souviens pour ma part des étonnants sifflements de la glace, soumise au soleil qui la réchauffe, il y a bien longtemps, au lac de barrage, de Robertville, joliment gelé) exploite le jeu introverti de l’instrument pour une musique abstraite, presque absconse, qui naît de l’imagination autant que de l’écoute.

Un ensemble de Strasbourg, des compositeurs de partout

Le projet lovemusic, de Strasbourg, se positionne comme une remise en cause du système patriarcal et hiérarchique, conviction qui se remarque plus par des tenues de scènes scintillantes (une réminiscence de Village People ou de Patrick Hernandez, mais flottantes plutôt que près du corps) et la généralisation du maquillage que par une programmation spécifique -qui rassemble deux nominés Gaudeamus 2024, un nominé 2016 et la détentrice de l’award 2019, en plus d’une pièce d’un membre du collectif et une de la Montréalaise Erin Gee.

Exhaust and fume, de Kelley Sheehan (Chicago), martèle une progression lente (les frappes sur le corps de la guitare, les vibrations du papier aluminium recouvrant l’embouchure de la clarinette) mais me convainc bien moins que Between Two Trios, de Patrick Ellis (un compositeur anglais dont je vous reparlerai plus loin), un (austère mais insolite) exercice qui mêle deux trios à cordes (l’un devant nos yeux, l’autre préenregistré), à l’accordage différant d’un micron-ton et qui, à sa manière, rend hommage, par ses trémolos incessants et sa construction de « wall of sound », aux guitares shoegaze du tournant du siècle.

Cove, au travers duquel David Bird expose son ressenti de solitude, séparé de sa famille en Californie du Sud lors de la pandémie, se présente comme une série d’éruptions contenues, où clarinette basse, flûte et alto jouent en collaboration souvent étroite, alors que Yixie Shen modèle, à partir des fragments du début de Illusion - I. Der bewegte Wald, un cheminement qui renforce la cohésion des deux fois deux (cordes et vents) instruments. C’est la flûte basse d’Emiliano Gavito (il y chantonne) qui lance Mouthpiece 33 de la compositrice canadienne : dans cette série de pièces, Erin Gee intègre des sons non verbaux à des effets instrumentaux -c’est original mais parfois laborieux. Responsable du son et de l’électronique du collectif, Finbar Hosie met en scène The Hyacinth Garden : lampes de chevet éparpillées, ablutions momentanées, tirage de cartes et commentaires ; un morceau qui déstructure, joue avec les contrastes et se termine sans qu’on soit certain qu’il ait conclu.

Lucy McKnight, le DIY et la harpe

J’arrive à point au Stadsklooster -le seul cloître de ma connaissance où les cierges brûlent à quelques mètres du bar et qui propose dans sa programmation le Queer Film Festival-, dont la scène improvisée accueille trois harpes et, à l’arrière de celle du milieu, une étrange structure en bois et où Parker Ramsay, instrumentiste aussi à l’aise dans la musique nouvelle que dans les Variations Goldberg, passe d’un instrument à l’autre en fonction des morceaux.

Même si je goûte aux sonorités orientales que Saad Haddad -mélanger musique occidentale et tradition du Moyen-Orient est sa marque de fabrique- propose dans Talsalsul II (mélodique sans caractère affirmé) ; au lugubre (exception faite des field recordings ornithologiques) du and I know the amplitude of time de Janet Sit (j’aime moins sa déclamation chantée) ; à la mélancolie qui prend place, dans and around we go de Kennedy Dixon, comme un léger vent soulève le sable dans le désert et à la complexité, parfois râpeuse, du Tuxedo: Diving Bell 2 de Hannah Kendall, c’est when i am among the trees (le titre est celui d’un poème de Mary Oliver), de Lucy McKnight, la compositrice aux chats et aux étoffes colorées, autour duquel s’articule le concert, qui emporte le mieux ma conviction : inventif par son dispositif construit sur mesure (harpes, tuyaux, casseroles et autres percussions), singulier dans sa chorégraphie d’homme-orchestre s’échinant à 360° (Ramsay chante également), émouvant dans sa musicalité.

Zaid Jabri convoque l’ombre de Krzysztof Penderecki

Autre lieu de culte, autres mœurs (pas de bar, pas de toilettes) ; à la Lutherse kerk vendredi soir, les cordistes du New European Ensemble se font quatuor et, après un accordage à suspense, croquent dans le dur pour le Prelude and Adagio, œuvre de maturité de Zaid Jabri, compositeur mi-polonais, mi-syrien qui profite du mélange pour imbriquer les traditions moyen-orientale et occidentale : l’entame est sévère, ça attaque, ça mord, ça ne lâche pas le steak, c’est un hommage à Krzysztof Penderecki et ça le dit, haut, et fort -et c’est très bien. 

Le contraste est net avec les cordes frottées, glissées, pincées de Beniamino Fiorini -il y a un ton, un fil discursif dans Kontaktlos, qui exige toutefois du public de dépasser l’inquiétude sourde qui l’envahit ; le premier mouvement d’Atmospheric Manipulations, la pièce de Cem Güven (qui s’y entend en matière de suggestion) au centre du concert, en prolonge le sentiment de claustration, tant les sourdines confinent la sonorité des instruments, alors que la deuxième partie envoie ses notes en suspension dans l’air ambiant, perturbant le sens commun de la gravité, et que le mouvement final, avec ses ricochets sur les cordes, insuffle une sensation d’agoraphobie.

Errances, touristique et radiophonique

Je me souviens avoir cherché, l’an passé et sans succès, l’endroit où voir l’exposition : cette fois, je fais mieux -mais un peu par hasard- et, en parcourant les petites rues de la ville, me voilà face à la Movement Exposed Gallery Space, pas très grande elle non plus et dotée de l’accès (à une minuscule cave) le plus étroit et inaccessible que puisse être un escalier qui, puisqu’il tourne sur lui-même, ne se qualifie pas pour le nom d’échelle. La compositrice Kate Moore et la photographe Isabelle Vigier y montrent, dans une ambiance sonore inspirée des troubadours et de leurs instruments (la vielle, la lyre), quelques photos d’un parcours entre l’est des Pays-Bas et l’ouest irlandais : A Beautiful Path est sympathique mais ne me retient pas longtemps.

D’autant plus que je suis un peu en retard au Theater Kikker, où Andrea Voets déploie, sous l’intitulé For Real, ce qui doit constituer l’enregistrement d’un podcast, hybridation entre improvisation (harpe, flûte, violon, guitare, voix, électronique en temps réel) et interviews, diffusées ou live si le public s’y prête : il s’agit, à partir d’un ancrage idéologique donné et en empruntant à la forme télévisuelle du talk-show, de récolter des témoignages-confessions en rapport avec la perception de la sous-estimation intellectuelle des femmes -on y remue des anecdotes si universelles qu’elles ne dépendent ni du sexe ou du genre, ni même de la culture des protagonistes, au profit d’un spectacle qui exhibe sans résoudre.

Les étudiants du Modern marient deux générations

Les jeunes musiciens issus de l’International Ensemble Modern Academy (IEMA) proposent, dispersés autour du public dans les travées de la Nicolaïkerk l‘envoûtant In a Large, Reverberant Space de  James Tenney, compositeur américain, instrumentiste, théoricien, pionnier en matière de musique électronique et d’informatique musicale : pénétrante, légèrement huileuse, l’onde musicale avance à longs pas furtifs, feutrés -viennent en tête les noms de Gavin Bryars, et surtout de Brian Eno, pour qui la musique est eau de source quand celle de Tenney est la lave d’un volcan à l’éruption assourdie et tiède, liquide indolore et rougeoyant, dense et bienveillant, apaisant l’âme comme un baume la brûlure. L’IEMA-Ensemble 2023/24 retrouve une spatialisation traditionnelle (les instrumentistes devant le public) pour le deuxième pièce, née de l’imagination d’Yixie Shen, compositrice chinoise basée à Hambourg : Clouds procède par poussées successives pour construire un son étrange, aux humeurs patibulaires -et captivantes.

Cem Güven est épatant

Le Riot Ensemble, formation modulaire et souple (du solo à l’orchestre de chambre -la configuration de ce soir), rayonne à partir de Londres et déborde volontiers du continent européen. Au Cloud 9, la salle au sommet du Tivoli Vredenburg, dont je franchis le seuil essoufflé par les escaliers (le premier escalator est en panne, les derniers étages se montent à pied), les musiciens démarrent par la réflexion du Finlandais Tuomas Kettunen sur la recherche du bonheur : Wheel of Fortune, à l’énergie désordonnée, résonne comme une construction de fin du monde, désinhibée et déliquescente.

The Golden Cave, lui, m’enthousiasme : pour ensemble amplifié et électronique en temps réel, la pièce de Cem Güven, compositeur stambouliote à l’écriture façonnée par la Juilliard School de New York et la Royal Academy of Music de Londres, aux élans compacts et destructeurs, suinte d’une souffrance latente -celle de l’indécis qui hésite avec frénésie sur le pas de la porte (comme un pivert jouerait du piano) ; la douleur est tactile, les notes sèches, le trouble saccageur.

Le titre du morceau de Beniamino Fiorini parle de lui-même : pour Underwater Music #1, les musiciens se mouillent, mains et (petits) instruments (mini-guitares et xylophone), dans une recherche sonore qui a le mérite de son concept ; et la nouvelle pièce de Soosan Lolavar, Irano-Britannique, susurre comme un rituel ancien, pétri de tradition, aux notes si graves (contrebasse, clarinette basse) qu’on ressent leurs vibrations plus qu’on ne les entend, la répétition poussant inexorablement au paroxysme.

La claque de Patrick Ellis, par l’Ensemble Klang

L’Ensemble Klang (pas de chef et un mix de timbres inusité : saxophones, trombone, claviers, percussions, guitare, électronique), cette fois sans Asko|Schönberg, est sur scène ce dimanche pour un concert en deux parties : la présentation de l’album qui sort ce jour -sur son label propre, c’est à la fois peu courant et peut-être un des meilleurs moyens de publier- et trois créations issues de l’imagination de trois des jeunes nominés. La première partie est tout entière occupée par Conditions, pièce de plus d’une demi-heure de la compositrice gantoise partie étudier à La Haye puis à Birmingham (elle enseigne maintenant au Conservatoire d’Amsterdam) : j’avais apprécié son étonnante Roulette il y a quelques mois aux Belgian Music Days mais, puisqu’elle revendique une écriture renouvelée en fonction du contexte de chaque demande, je suis curieux d’entendre ce que cette position volontairement hors cadre (recherche de concepts, de méthodes de création, de notations -avec une attention particulière aux interprètes, envers lesquels elle s’astreint à une certaine transparence quant à ses processus de composition) peut produire. Conditions se lance comme le couteau de beurre sur la tartine, s’étale indéfiniment, déploie couche après couche, un éternel recommencement, sauf que… tout à coup un bruit parasite secoue, par son volume, par son incongruité (un jack qui s’est détaché d’un ampli ? plutôt, une corde de guitare méchamment claquée -mais chaque instrument aura son instant de révolte), accolé d’une ébauche de bouleversement, ravalée alors par une couche étouffant la précédente ; sauf que… l’aisance lente et circulaire se déglingue, croise les timbres chauds des cuivres et les fâcheries cadrées du piano électrique ; sauf que… on se laisse prendre, on glisse, dans l’habituation, dans l’adaptation, dans la fascination…

Après une pause de réarrangement scénique, une seconde pièce « sous eau » (Underwater Music #2, Stille Nacht) de Beniamino Fiorini crée la surprise : ce n’est plus le procédé aquatique qui intrigue (on a découvert hier ces instruments plus ou moins immergés dans des « aquariums musicaux » en plastique translucide), c’est une disposition scénique particulière qui prend de court. Plongés dans l’obscurité, les musiciens, positionnés en arrière-scène derrière un voile transparent sont éclairés sporadiquement par de courtes guirlandes lumineuses (l’une ou l’autre grappe se promènent en hauteur), alors même que sont projetés des extraits vidéo montrant le compositeur à différentes époques de sa vie, surtitrées « Me in 2007 », « Me in 2013 »… On le voit enfant plonger dans la piscine, guitariste dans différentes situations d’interprétation (dont le solo, manifeste, de Another Brick in the Wall de Pink Floyd), partie d’un dispositif, certes plus bricolé et moins au point, qui évoque certaines des idées, spectaculaires, de Stefan Prins. La thématique de la pièce est triple : une histoire personnelle, mais aussi l’implosion du Titan (ce petit submersible utilisé pour montrer aux touristes l'épave du Titanic, qui sombre en juin 2023) et le sauvetage en mer des réfugiés -trois fils reliés entre eux par l’eau, élément de vie et de mort, trois fils transcendés par l’empathie et l’indifférence. Des sons sont préenregistrés, d’autres proviennent des instruments immergés, répercutés par les hydrophones, se mélangent dans un magma ruisselant, puis crissant, souvent grouillant, d’une esthétique volontiers low-fi -Fiorini brouille les sources, trouble les flux.

Avec son titre oxymore, Presence of your absence, Lucy McKnight s’introspecte et évoque la perte de relations proches, vivantes puis plus : elle chante sur une musique aux abords jazzy, qu’elle compacte un temps de la lourdeur du deuil, dense, peut-être trop remplie de son affliction.

La pièce de Patrick Ellis, à la revendication philosophico-politique, plonge sa recherche sonore dans les années de gloire du néo-libéralisme : l’axe 1970/1980, avec les figures de proue d’une économie libérée du poids de l’état social, individualiste (égoïste), libre (dénuée de solidarité), privatisée (le bénéfice de quelques-uns au détriment de tous les autres), consumériste (peu importe l’épuisement des ressources), Ronald Reagan aux Etats-Unis, Margaret Thatcher en Angleterre -et Guy Verhofstad en Belgique, surnommé Baby Thatcher pour ses vues radicales sur l'économie. Broken Superficiality réussit, avec ses sons, ses timbres, faits pour briller comme la lumière pour les papillons de nuit -si attirante, si mortelle- à nous immerger dans une bulle, irrésistible et répulsive à la fois : l’entame est douloureuse, si acérée qu’elle agresse, la poursuite, faite de développements d’éléments répétés, juxtaposés, d’un passage lent du très aigu au très grave, vrille comme le tunnelier moud le roc ; le répit est une notion que le compositeur anglais, impitoyable, ne pratique pas.

Ils sont fous, ces Hollandais

J’hésite, consultant le programme, me laisse happer par le boniment à l’arrivée au KF Hein Foyer, m’installe avec une bière sur une marche de l’escalier, observe au loin un étrange attelage (comme deux portants à vêtements attachés l’un à l’autre par des barres perpendiculaires), qui se meut péniblement d’une démarche de crabe, dans lequel s’entassent plusieurs êtres plus ou moins musiciens (les dénombrer est difficile, les membres s’entremêlent et, quand je les recompte, le total n’est pas toujours pair), encombré de cymbales, mégaphone, tuyaux d’évacuation en PVC gris, caisse claire, tambour, petites percussions, violoncelle, saxophone, trombone -comme une fanfare démente et déglinguée, hirsute pieuvre inégale dont s’extraient finalement six porteurs d’instruments (pas toujours admis par la gilde des luthiers et autres facteurs), dont une -contorsionniste plus que- danseuse, qui s’insinuent dans le public, semant leurs outils sonores dans un désordre désarçonnant -mais qui produit finalement une… musique, brute, improvisée, aux rythmes désaxés, ironique, qui s’étale sur presque une heure, à l’incantation de laquelle on se laisse aller (tout le monde suit, personne ne s’en va) et qui nous fait du bien. Une performance de BUI, la plateforme des arts improvisés d’Utrecht.

Open call pour kemenche et lyre crétoise

L’idée est originale, qui consiste à passer commande d’œuvres nouvelles destinées à un instrument rarement privilégié pour des pièces solistes (en l’occurrence, ce soir, il y en aura deux) -exercice d’autant plus délicat que les compositeurs n’ont pas une connaissance des possibilités et des limites de l’instrument. Assise seule sur scène, Emine Bostancı dispose sur le haut des cuisses un tulle protecteur qui accueille le kemenche d’Istanbul et entame Red, but from the Lovers' Mistake, de l’Iranienne Mojan Alaiyeh : par son origine, celle-ci bénéficie d’une familiarité avec le petit instrument à cordes et archet de la méditerranée orientale et sa pièce, à l’inspiration poétique, résonne d’une douce mélancolie qui laisse filtrer ses racines musicales. Dans Close notes, Livia Malossi Bottignole adopte une approche plus actuelle (loop station, mise en regard des traditions ottomane et occidentale), qui envoûte. Bostancı passe à la lyre crétoise (une sorte de vielle rustique) pour L’incontro de Niccolò Angioni (trompettiste jazz venu tardivement à la composition) et ànemos : Pòros de Kostas Zisimopoulos : j’ai une préférence pour le premier, le compositeur grec gérant lui-même des effets électroniques plutôt convenus.

Je laisse le suspense entier et prolonge la soirée par un bol d’air (et un bowl hawaïen) autour des canaux qui morcèlent le centre historique de la ville au lieu d’assister à la remise de l’award 2024 -le jury (Maya Verlaak, Zaid Jabri et Joanna Bailie) choisit Yixie Shen, car elle « crée des univers sonores subtils et n’a pas peur de prendre des risques en termes de structure et d’instrumentation. Elle a un sens du timbre et de la couleur magnifique. La façon dont elle tisse un récit est raffinée et captivante. Sa musique reste avec vous. » ; le choix n’a pas dû être facile.

Utrecht, Tivoli Vredenburg (et alentours), du 4 au 8 septembre 2024

Bernard Vincken

Crédits photographiques : DR

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