Deux Amériques des origines : réédition de ballets dirigés par leur auteur

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Carlos Chávez (1899-1978) : Pirámide (extraits du ballet) ; Los Cuatros Soles (ballet intégral). Carlos Chávez, Orchestre Symphonique de Londres, Ambrosian Singers. Enregistrement mars 1973. / Aaron Copland (1900-1990) : Appalachian Spring (« complete ballet, original version », sic, mais voir commentaire). Aaron Copland, Columbia Chamber Orchestra. Enregistrement mai 1973. TT 82’ (musique) + 17’ (interview). Livret en anglais (sans les paroles chantées). Rééd 2019. SACD multicanal. Dutton Vocalion CDLX 7366.

Dans Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique (Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1987), l’historien Michel Graulich avançait : « comme de nombreux peuples de l'ancien monde et de l'Amérique, les habitants de la Mésoamérique croyaient qu'avant l'âge présent, plusieurs ères s'étaient succédé qui toutes avaient pris fin par des cataclysmes ». Conçu en 1925, Los Cuatros Soles se réfère à cette cosmogonie des Nahuas, selon laquelle ce peuple serait passé par quatre âges appelés « soleils » (ce terme doit se comprendre comme le symbole d’un cycle). L’ordonnancement de ces phases, leur mode de régulation, leur principe destructeur par les quatre Éléments naturels, divergent selon les sources et les doctrines. 

Au sein des multiples hypothèses ethnologiques, Chávez décida de structurer son scénario selon cet enchaînement : eau, air terre, feu, terre. Chaque section se conclut par une calamité afférente (déluge, tempête, éruption de lave) n’épargnant chaque fois qu’un couple destiné à la survie de l’espèce. Le stade ultime est celui du présent continué. Malheureusement, le disque nous propose un pavé de vingt-huit minutes sans plagination intermédiaire, ce qui rend difficile tout repérage. En se reportant à la partition (Carlanita Music Co/Schirmer), voici quelques jalons : Preludio, lyrique et incantatoire. Puis accelerando (3’38) vers un fougueux animato. Sol de Agua (5’46 -le rebond ludique du hautbois et xylophone peut faire songer aux Jeux de Debussy) ; Interludio (10’21, solo de tambour) ; Sol de Aire (12’21, sorte de course-poursuite comme dans le Mandarin Merveilleux de Bartók, créé en 1926). Les glissandi ne passent pas inaperçus : trombones (chiffre 52, 14’31), et surtout ces cordes poisseuses et crissantes (16’22) qui anticipent sur le Thrène de Krzysztof Penderecki (1960) ! Sol de Fuego (17’16), touffu et embrasé. Nouvel interlude (21’22). Apparition du chœur (22’27). Sol de Tierra (24’43) lancé par de festives vocalises.

Le langage musical, essentiellement pentatonique, s’abreuve à celui prêté à ces civilisations, tributaire de ce que l’on en supposait au début du 20e siècle, notamment les travaux de Marguerite et Raoul D’Harcourt. L’orchestration convie bois par deux (+ flûte piccolo, cor anglais, clarinette en mi bémol), quatre cors, trois trombones, tuba, les cordes. Et une riche percussion sollicitant des instruments locaux, tel le traditionnel tambour Tlalpanhuéhuetl appelé à ponctuer le solo des contrebasses dans l’introduction. Le livret (reproduisant les notes du LP) inclut des photos de la session, mais ne révèle pas si des instruments authentiques furent utilisés. On en doute, car il en serait certainement fait mention ; la production a probablement dû piocher des équivalents occidentaux disponibles dans la « kitchen » du London Symphony.

Ce même livret indique que « ce ballet est un concept complètement original, sans citation de folklore ». Ce n’est pas tout à fait exact si l’on en croit Herbert Weinstock qui, dans sa note accompagnant les extraits joués en concert au Museum of modern Art de New York en 1940, y affirmait que la Danse de la terre s’inspire de cérémonies religieuses indiennes auxquelles Chávez avait assisté. Selon Leonora Saavedra (Carlos Chávez and his world, Princeton University Press, 2015), ce ballet ne remporta pas le succès, et décontenança les auditeurs par son modernisme et un idiome dans lequel ils ne se reconnurent pas. D’après elle, le compositeur « intériorisa une conception européenne du Précolombien comme un autrui primitif [...] Sa représentation musicale de l’indigène, et de l’Aztèque en particulier, est investie de contradictions et d’ambivalence ».

On pourra en tout cas se laisser dépayser par cette évocation mythologique sincère, aux couleurs flamboyantes, aux rythmes exotiques et aux accents ritualistes : des ingrédients que Chávez avait pu rencontrer lors de son voyage en France au début des années 1920 (la vogue des Ballets Russes de Diaghilev, l’époque du Sacre du printemps, des Noces de Stravinsky, de la Suite Scythe de Prokofiev, des Choéphores de Milhaud…). Si vous aimez déjà la mieux connue Sinfonía India, ou Sensemayá de Silvestre Revueltas, cette légende climatérique devrait vous plaire.

Pirámide nous amène en 1968, l’année des Jeux Olympiques de Mexico, et des Olympiades culturelles, dont le tourbillon mobilisa la métropole sans permettre d’accorder une représentation à ce ballet. Lequel sera finalement créé intégralement un demi-siècle plus tard, l’an dernier, au Palacio de Bellas Artes sous la supervision d’Amalia Hernández, fille de la chorégraphe pour lequel il avait été conçu, à l’instigation du magazine National Geographic. Incluant les deux premiers actes, fournis par les descendants de Chávez. Celui-ci avait néanmoins pris le soin d’enregistrer à Londres en 1973 les actes III et IV. Lesquels évoquent respectivement une stylisation des quatre Éléments à travers les divinités aztèques, puis l’essor de la civilisation (découverte du feu, de l’architecture, de la sociabilité) culminant dans une célébration de l’humanité cosmopolite, de tous temps et tous lieux.

Comparé aux Quatre Soleils, ce Pirámide se montre à la fois abstrait et expérimental, d’un hiératisme moins évident malgré sa robuste éloquence. Parfois un peu kitsch : oserait-on moquer les vociférations a cappella (5’59-10’24) par les Ambrosian Singers comme une caricature d’un Haka des All Blacks ? 

Au demeurant, l’exécution est magistrale ! Un compositeur à la baguette invite certes à la qualification de « référence ». Au-delà de la tautologie, on doit admettre que Chávez s’acquitte remarquablement de la virtuosité (polyrythmie, contrepoint enchevêtré) qu’exigent ces deux opus.

Cap au nord pour Appalachian Spring, « célébration du printemps dans une ferme nouvellement construite en Pennsylvanie dans les années 1800 ». Un pasteur revivaliste et ses ouailles, une pionnière, un couple paysan qui s’apprête à fonder foyer et affronter la vie. À échelle d’un microcosme rural : une parabole sur les bonheurs humbles du quotidien quaker, avec ses images domestiques, ses square dances, et plus globalement sur l’american way of life en ces temps de conquête du continent.

En indiquant « Complete ballet. First recording of the original version » (un argument dont s’ornait le microsillon), cette réédition perpétue une erreur ou a minima une approximation. Colportée à peu près partout, y compris sur des websites encyclopédiques notoires. Une raison n’est pas des moindres : dans l’interview figurant sur la pochette du vinyle (et reproduite dans le fascicule du SACD), Copland, interrogé sur l’intégrité de cette nouvelle version, répondait « je n’ai pratiqué aucun changement. La seule chose que j’ai faite fut d’éliminer quelques passages qui ne se justifiaient que par des considérations chorégraphiques ».

En vérité, malgré une durée similaire (environ trente-trois minutes), on constate quelques différences avec le ballet filmé par Peter Glushanok à Pittsburgh en 1959 (avec Martha Graham, dédicataire), dont on est fondé à penser qu’il emploie, lui, la partition primitive. À laquelle accédèrent manifestement Andrew Schenck (The Atlantic Sinfonietta, Koch, mars 1990) et Hugh Wolff (Saint Paul Chamber Orchestra, Teldec, septembre 1990) pour leur CD. En l’occurrence, quelques tournures de transition sont effectivement évincées çà et là par notre enregistrement de 1973. Mais aussi et surtout, on observe un agencement remanié pour les variations sur Simple Gifts (plage 10) !

D’ailleurs, un document (c. 1972) conservé dans la Coolidge Collection (Box 76, ARCO 55.3, Library of Congress de Washington D.C.) mentionne distinctement le full ballet score (non publié, en précisant qu’il n’est pas utilisable pour le concert) et la « extended Suite for 13 instruments » (stipulée « à préparer »). Selon Jennifer DeLapp-Birkett, spécialiste du compositeur qui a récemment travaillé sur une édition critique de l’œuvre originale, c’est cette version étendue que Copland confia ici aux micros de CBS. 

Bref, la mouture que nous écoutons s’apparente à la Suite (1945) qu’on a l’habitude d’entendre, en y insérant les épisodes complémentaires (plages 11-15) du ballet de 1944, dont elle préserve l’instrumentation chambriste, moyennant deux violons en sus. En tout cas, et là la réputation n’est pas fallacieuse, il s’agissait bien de la première gravure de cette « extended suite », qui en l’état suscita peu d’alternatives au disque. À vrai dire, en connaît-on d’autres ?! Quant à l’interprétation, si on la compare mutatis mutandis au témoignage de Hugh Wolff, celui-ci s’avère plus fin, nuancé et méticuleux. Celle de Copland plus charnue, ample, large dans les assemblages, moins ciselée dans les coutures mais plus savoureuse et charismatique.

En bonus track, des extraits de la séance de répétition, parus en 1974 sur microsillon 7’’ (réf BTS 34) offert avec le 33 tours. Pas de vénérable leçon à en tirer. Copland dirige avec assurance et autorité, s’attachant plutôt aux aspects techniques (le phrasé, le rythme…) sans guère d’allusion au prétexte scénique. Il insiste toutefois sur l’importance de ne pas sentimentaliser, prônant la sobriété (« noncommittal » prescrit-il à la clarinette dans l’introduction) ; « ce n’est pas du Tchaikovsky », s’amuse-t-il ensuite. Il avoue que le moderato conclusif (chiffre 67) est son passage préféré, à jouer « comme si vous ne bougiez par l’archet. Aucun diminuendo, comme une sonorité d’orgue » pour ce volet annoté like a prayer.

Saluons enfin les époustouflantes captations quadriphoniques, que le remastering Dutton et le support SACD transforment en spectacle audiophile (même en bicanal).

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

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