Troisième Symphonie de Copland : la nouvelle version de référence ?

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Aaron Copland (1900-1990) : Third Symphony. Michael Tilson Thomas, Orchestre Symphonique de San Franciso. Live mars 2018. Parution mars 2020. Livret en anglais. TT 42’33. Téléchargement. SFS Media 0078. 

Après des ballets populaires (Rodeo, Billy The Kid) et des partitions cinématographiques qui lui acquirent notoriété et une enviable situation, Copland était incité à se confronter à la grande forme. Son confrère David Diamond le stimula, l’éditeur Boosey & Hawkes aussi : « le temps est venu d’écrire quelque chose de sérieux et d’important » (Hans. W. Heinsheimer, lettre du 20 février 1943). Une commande de la Fondation Koussevitzky en mars 1944 fournit l’étincelle de motivation. Toutefois, Copland avait déjà commencé à rassembler des idées depuis 1940, consignées dans une vingtaine de manuscrits, certaines envisagées pour d’autres œuvres. L’encre était à peine sèche quand le chef russe présenta la Third Symphony en concert à Boston, le 18 octobre 1946.

À de rares exceptions (George Szell, Antal Dorati, -les promoteurs, et plus récemment Neeme Järvi, Eiji Oue), ce magnum opus reste l’apanage des chefs anglais et (sud-)américains. Depuis sa jeunesse Michael Tilson Thomas (né en 1944) connut Copland, l’homme (comme l’illustre une photographie à Tanglewood à la fin des années 1960) et sa musique à laquelle il a déjà consacré plusieurs albums : The Populist (1999), The Modernist (1996), des pages chorales (CBS, 1987)… Même si sur le web se trouve une vidéo filmée aux Proms en juillet 1994, la Third Symphony ne s’inscrivait pas encore officiellement dans la discographie du maestro. Voilà chose faite ! Même pour un live, la qualité de réalisation se montre exemplaire. Voire exceptionnelle dans l’absolu. En découvrant cet enregistrement, mon impression fut quelque chose comme « fichtre ! ». Plusieurs réécoutes ont confirmé qu’il s’agit d’une contribution au moins majeure, qui bouleverse la discographie (une vingtaine de concurrents) : au sommet, l’enthousiasme de Copland à la tête du London Symphony Orchestra (Everest, novembre 1958, préférable à son remake émoussé avec le Philharmonia chez CBS, octobre 1976), et la dramatisation de Leonard Bernstein à New York (DG décembre 1985, plus exacerbé que son premier témoignage pour CBS en février 1966). Et maintenant, la sereine maturité, un brin philosophe, de cet intemporel jeune premier, élève de Pierre Boulez, qui peut s’enorgueillir d’un demi-siècle de carrière : cela fait cinquante ans cette année qu’il déclina le poste, pourtant prestigieux, de « permanent conductor » du Boston Symphony Orchestra !

Le Molto moderato, with simple expression synthétise le caractère de cette interprétation, approchant l’objectivité narrative du compositeur aux commandes du LSO, mais moins animé dans le più mosso encora (3’12). Tilson Thomas accuse le sens de l’épure, même dans le fortissimo (6’09) qu’il inonde de lumière, récusant ainsi le pathos de Bernstein (DG), ô combien chaleureux et généreux, mais qui exagérerait l’emphase. Il affine le matériau, garantit une émouvante élégance (en cela aux antipodes du geste abrupt et des accents rauques d’Antal Dorati à Minneapolis, Mercury, février 1953), et ménage des visions d’une rare poésie : le vertigineux silence à 4’43 après le climax, la subtilité du dégradé à 6’40, les violons ppp irisés en harmoniques à 8’33. Pour autant, on ne craindra pas l’aridité : l’expressivité des solistes (trombone, flûte, cor anglais au tempo primo à 4’42) préserve la sensibilité des instants élégiaques. La douleur sourde, les lueurs d’espoir, les glas fatidiques : Tilson Thomas transcende les séquences par son surplomb unificateur. Un modèle.

C’est encore en toute clarté, sans artifice, que le chef californien expose l’Allegro molto. Moins raconteur et spectaculaire que celui de Copland LSO, moins crépitant et endiablé que Dorati (lui toujours idéal pour zester les sarcasmes alla Prokofiev), mais d’une discipline parfaitement réglée. Les cuivres paradent au quart de tour, sans boursouflure. Somptueuse percussion (la caisse claire, moelleuse à souhait !) On retrouve l’aisance, la séduction plastique de Eiji Oue avec le Minnesota Orchestra (Reference Recordings, 2000) mais dans une projection encore mieux focalisée. Et surtout le volet central (dont on trouve trace dans les ébauches pour Appalachian Spring, une mélodie qui suggérait une insouciante chanson de cow-boy pour Arthur Berger) atteint ici le pur ravissement : le fugato des bois pour l’istesso tempo (3’59), le scintillement du célesta et triangle au chiffre 40 (4’59), la chorégraphie saccadée du piano et du wood-block (chiffre 43, 6’10). La reprise, magistrale ! Et tout cela sans forcer ou grossir le trait. Ce que permet une allure détendue en huit minutes quarante, presque deux de plus que Dorati : moins relâché que Yoel Levi à Atlanta (Telarc, avril 1989) mais plus large que la plupart des alternatives, le plantureux Bernstein DG y compris, qui semblait là bien moins maîtriser les contours de cet affolant roller coaster.

Au tout début de l’Andantino, les lueurs de violons dans l’aigu tissent une atmosphère malsaine, glauque comme la Great Depression. Irrespirables, suffoqués, hantés par l’arrière-boutique d’un subconscient : les pinceaux de Tilson Thomas puisent à la mauvaise conscience la plus obscure, la plus vénéneuse. Il n’est certes pas le seul à restituer de telles ambiances, mais un des rares à faire sentir les modulations avec un prodigieux sens de la transition. Raison pour laquelle on ne saurait divulguer toutes les alchimies de timbres, les sortilèges de baguette qui accompagnent chaque tuilage. Mais notons par exemple comment on s’achemine vers le poco più mosso (n°61, 3’40) : à la fois résigné et digne, comme Alan Ladd quittant la ferme Starret à la fin de L’Homme des vallées perdues, entremêlant un trouble sentiment du devoir accompli et d’abandon. Le dos de Shane à cheval qui s’éloigne et diminue en silence, celui du petit Joe au premier plan qui impose sa présence, son marqueur d’espace, sa voix, sa gratitude : dans cette scène iconique, l’oblique du départ dessine le même paysage affectif que les mélancoliques sinuosités de la flûte. Les pupitres de San Francisco en cisèlent chaque émoi, chaque litote, et mieux : chaque ambivalence.

Après des visions si délicates, on se demande comment ils parviennent à installer si judicieusement les épisodes centraux, campement des pages folklorisantes. Le poco a poco animando 5’04 (n°66) dont le dénivelé, méticuleusement emprunté à la section précédente, rappelle le Prologue de Music for the Theater. Parenthèse : Copland lui-même prétendait (et on le répète partout !) qu’on ne trouve trace de folksongs, mais dans le passage qu’introduit la trompette bouchée à 5’46  (n°70), comment ne pas entendre un écho (volontaire ou non) de If He'd Be a Buckaroo qu’il avait déjà utilisé dans son ballet Rodeo ? Quelle magie dans les sautillements cristallins (n°72, 6’03) naïfs comme une Christmas card victorienne. S’il faut encore des gages de la science fusionnelle du maestro, voyez comment s’éteignent les bois (7’40) pour laisser les cordes instiller come prima le sinistre écheveau introductif.

« La complexe genèse compositionnelle de la Troisième Symphonie, et le quatrième mouvement en particulier, expliquent peut-être les carences structurelles et rhétoriques que certains ont perçues dans l’œuvre et son échec à être prise au sérieux dans la littérature académique » estime Elizabeth Bergman Crist, auteur d’une thèse sur le sujet, en conclusion de son article Aaron Copland's Third Symphony from Sketch to Score (The Journal of Musicology, Vol. 18, No. 3, été 2001, p. 403, University of California Press). Ce Molto deliberato – Allegro deciso repose essentiellement sur la Fanfare for the common man (conçue indépendamment en 1942 et ici recyclée) sans contrebalancer par un autre thème du même intérêt, et concentra d’emblée les critiques. Serge Koussevitzky, mais aussi Leonard Bernstein (instigateur de la première audition européenne, en mai 1947… à Prague !) proposèrent des aménagements, amenant à une mouture écourtée, qui est pratiquée par cet enregistrement. Servir la grandeur du propos sans tomber dans le pompiérisme et en évitant les baisses de tension : l’enjeu est parfaitement cerné et réussi par Tilson Thomas. On n’avait pas fait mieux depuis le remarquable CD de Leonard Slatkin à Saint Louis (RCA, 1989) : les proportions s’avoisinent (le chiffre 118 est atteint à 9’24 dans les deux cas), mais le SFSO s’avère sans rival pour la plénitude (quels cuivres !), grandiose sans grandiloquence, naturellement édifiante, comme peut l’être la vue du Grand Canyon. Les micros flattent autant le relief qu’ils fouillent le détail, par exemple, les harpes bien audibles au chiffre 103 (6’00). Sans excès d’orgueil, le più mosso animando conclusif (12’05, avec les ferraillements de ratchet anvil)… resplendit. Superbement spatialisé dans le Davies Hall : remercions cette magnifique prise de son, d’une dynamique et d’une acuité (HD) vraiment hors du commun.

Dans pareille fresque, où on a souvent voulu percevoir un équivalent de la Great American Novel, c’est aisé de livrer des images pittoresques, des images fortes. Tilson Thomas s’érige au-delà des conventions et inculque un panel d’images culte. À flot quasi continu. Mais sans fard. Car ce qui interpelle ici, c’est la juste conception, l’humilité, la neutralité (sans interférence d’intentions parasites), la lucidité, et la sobriété. Celle qui, à l’instar de la fanfare dédiée à l’homme ordinaire, glorifie les âmes belles et probes. À entendre la plupart des enregistrements, on a l’impression qu’ils révèrent une icône, courtisent un totem, veulent nous convaincre que voilà la plus grande symphonie fabriquée aux États-Unis. Bernstein la comparait d’ailleurs au Washington Monument et au Lincoln Memorial. Cette anthologique session de mars 2018 n’a rien à prouver, sinon qu’il s’agit d’une grande symphonie, tout bonnement. Lui rendre une envergure propre, une résonance universaliste, celle d’un compositeur et de son idéal, qui déborde le contexte historique et géographique. Un hommage à un peuple, sans rien cacher de ses peurs, ses souffrances, ses aspirations, dans le sillage euphorique de la Seconde Guerre mondiale, certes, mais sans se trahir. « Il a trouvé un moyen d’être fidèle à lui-même, à son art, et à la société » commente Tilson Thomas dans le livret. Comme s’il avait fait sienne cette devise qu’un expatrié, le jeune Ernest Hemingway, avait forgée dans sa mansarde, l’œil sur les toits de Paris : « ce qu’il faut c’est écrire une seule phrase vraie. Écris la phrase la plus vraie que tu connaisses ».

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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