En mode jubilatoire, Beatrice Rana et l’Amsterdam Sinfonietta illuminent Bach

Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Concertos pour clavecin et orchestre n°1 en ré mineur BWV 1052, n° 2 en mi majeur BWV 1053, n° 3 en ré majeur BWV 1054 et n° 5 en fa mineur BWV 1056. Beatrice Rana, piano ; Amsterdam Sinfonietta, direction et violon Candida Thompson. 2022. Notice en anglais, en français, en allemand et en italien. 61’ 40’’. Warner 5021732433589.
La joie de vivre traverse le présent enregistrement des concertos de Bach comme une grande bouffée d’air pur et vivifiant. Beatrice Rana et l’Amsterdam Sinfonietta les ont rodés en tournée, juste avant de les graver en studio, du 10 au 14 avril 2022, au Muziekcentrum van de Omroep à Hilversum. L’osmose entre la pianiste et l’ensemble instrumental hollandais avait déjà fonctionné dès mars 2019, lorsqu’ils avaient interprété en public deux concertos de Bach. Le BWV 1052 est accessible sur YouTube lors d’un concert à Utrecht, le 5 avril de cette année-là ; il a été visionné plusieurs centaines de milliers de fois. Beatrice Rana évoque ce partage réciproque, ainsi que des considérations sur les œuvres, dans la notice circonstanciée de quatre pages bien remplies qu’elle signe elle-même.
Ce n’est pas la première fois que Beatrice Rana se consacre à Bach. Le label Warner avait déjà proposé ses Variations Goldberg en 2017. La soliste, à 24 ans, y affichait une technique transcendante, une liberté d’expression empreinte d’émotion retenue et une maturité sereine. Des qualités qui se retrouvent ici, encore plus développées, marquées du sceau d’une permanente jubilation. Dans la notice, Beatrice Rana explique que la musique de Bach a un caractère universel, dont sont témoins divers arrangements, jazz compris, ce qui n’autorise pas à ne pas respecter les intentions du compositeur. Elle estime que choisir pour ces concertos le piano, différent du clavecin à bien des égards, ouvre la voie à d’autres possibilités. Plutôt que de s’inscrire dans le sillage du clavecin, le piano peut parfois imiter l’orgue, qui était l’instrument de Bach. Cela me semble, écrit-elle, une perspective d’interprétation tout aussi intéressante. Nous laissons au mélomane le plaisir de découvrir les explications à l’appui de son choix de l’instrument, un splendide Steinway Modèle D Grand Concert, ainsi que des détails au sujet de l’un ou l’autre mouvement des concertos ici gravés.
L’enregistrement lui donne en tout cas raison : il y a, à chaque instant, une vivacité, une alacrité, un entrain qui emportent tout sur leur passage. Dès l’Allegro du BWV 1052, on est happé par la luminosité qui se dégage, ainsi que par la verve et la virtuosité, héritées par Bach du style italien. À partir de là, et pendant l’heure réjouissante de ce programme exaltant, on ne cesse de s’esbaudir des enchaînements harmoniques, de la délicatesse du toucher et de la souplesse du délié, en cohésion complice avec les pupitres instrumentaux, ainsi que de l’incarnation de la légèreté, de la finesse ou du raffinement de l’écriture de Bach. Tout est jaillissement dans les Allegros, qui rayonnent de brillance et de clarté, concrétisant de manière irrésistible le jeu de la soliste, qui coule de source. De leur côté, les mouvements lents semblent tous avoir fait l’objet d’une introspection qui a sans doute pris sa vraie dimension intime en mûrissant lors des tournées effectuées avant l’entrée en studio. La profondeur s’installe, Béatrice Rana la fouille avec une expressivité confondante. Allez à la plage 5 pour savourer l’envoûtement de la Sicilienne du BWV 1053.
Le programme, que l’on ne se lasse pas d’écouter en boucle tant l’interprétation fascine, trouve sans doute une apothéose magistrale dans le Concerto n° 5 BWV 1056 et dans son Largo, que Beatrice Rana déclare être son passage préféré : Ce que j’adore par-dessus tout dans ce mouvement, c’est la manière dont la ligne extrêmement émouvante du piano plane loin au-dessus d’un délicat tapis de pizzicatos. Dès le début du morceau, on a l’impression d’entrer dans une autre dimension. C’est difficile à décrire, on se sent emporté vers une autre planète, surtout après le premier mouvement qui est plutôt dramatique. Découvrir soudain ces sonorités célestes venues de nulle part est comme trouver un diamant dans le noir. C’est une révélation.
Que dire de plus, qu’ajouter à ces propos auxquels nous adhérons sans réserve ? Voilà un album qui fera date : Beatrice Rana ne cesse de s’épanouir dans la transmission de son art, et l’Amsterdam Sinfonietta est menée avec une totale complicité par la Britannique Candida Thompson (°1967), qui en est le premier violon depuis plus de vingt ans.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix