Don Giovanni chez les Atrides

par

Comme Tintin ou Astérix, Don Juan se joue des frontières de l’espace et du temps. Le voici transporté chez les Tragiques grecs par le metteur en scène Ivo van Hove.

L’air est raréfié, la ligne décantée, les enjeux à nu, laissant la musique déployer ses ambiguïtés, prise sous les feux croisés d’éclairages  subtils. Ocres ou aveuglants, ponctués de couleurs parcimonieuses, la lumière découpe des espaces architecturés transposés aux dimensions de la salle. Teintes méditerranéennes également qui évoquent l’esthétique des ruines grecques, comme celle des villas de Palladio rejoignant l’engouement du 18e siècle pour l’italie néo-antique (déjà présent chez Joseph Losey). Les costumes -au sens premier- se dépouillent également de toute anecdote. Fourreaux, escarpins, font place aux masques, à quelques uniformes et robes d’époques posées sur des mannequins (fin du I) et à l’arrivée de l’orchestre de scène.

Certes, les notes de programme font allusion à la lutte des classes, au féminisme -dans sa correspondance Mozart lui-même met en garde sa jeune épouse contre le cynisme de la noblesse viennoise…- mais les spectres antiques suggérés par la direction d’acteur ouvrent sur une autre tragédie. Souterraine, cette dernière se joue dans la partition. Elle apparaît rarement au grand jour et seul le travail scénique la rend aussi perceptible.

Dès ses premiers pas lyriques, le jeune Amadeus démontra une assimilation et une maîtrise achevées des genres « seria » et « buffa » qu’il ne cessera d’affiner jusqu’à La Clémence de Titus et La Flûte enchantée. La vocalité de chaque personnage correspond toujours à sa nature -divine, héroïque, populaire, diabolique- et à son degré d’accomplissement. Ici, Don Ottavio, Donna Anna, Donna Elvira et Zerlina (enjeu central) chantent et sont accompagnés différemment de Don Giovanni, Léporello et Masetto. Aux premiers, le compositeur a confié un chant plus ou moins orné (les ornements et vocalises étant les attributs des divinités, héros et personnages accomplis) ainsi que des récitatifs accompagnés par l’orchestre tandis que le chevalier et son valet se contentent de lignes plus plates et d’un récitatif le plus souvent secco, soutenu par la seule basse continue.

Les métamorphoses de l’écriture révèlent que le « dissoluto » libertaire et rationaliste est puni non pas parce qu’il est libertin -à l’époque synonyme d’esprit libre et non de mœurs dépravées- mais parce qu’il rompt avec un certain nombre de valeurs et surtout avec un idéal cher à Mozart et Da Ponte. Idéal dont les personnages féminins avec Ottavio sont les symboles et le « sauvetage » de Zerlina, l’action : idéal  porté pendant plus de deux siècles par l’art baroque et le bel canto.

Si bien que la tragédie se focalise sur l’antagonisme : mouvement/mort ou chant/silence . Le rideau de cadavres enchevêtrés en proie aux flammes qui engloutit le héros fait ainsi du dénouement, un authentique moment d’épouvante tandis que le Commandeur « chante » dans sa chemise ensanglantée et que le cri de Zerline (que Mozart n’hésitait pas à pinçer en coulisse pour qu’on l’entende mieux dans la salle !) va la sauver. Aussi le compositeur lui offre-t-il deux airs sensuels et tendrement ornés. La conclusion joyeuse ajoutée pour la capitale viennoise peut-elle être regardée comme une revanche sur le nihilisme à l’œuvre dans cette fin de siècle ?

Peut-être est-ce la raison pour laquelle Don Ottavio semble toujours un peu « à part » alors que Mozart lui a destiné deux des plus beaux airs jamais composés pour ténor -Il mio tesoro dans la version de Prague, Dalla sua pace pour Vienne. Chantant le second, le ténor biélorusse Pavel Petrov stylistiquement impeccable, doté d’un timbre chaleureux et homogène aurait profité d’un tempo Andante sostenuto moins impérieux. Évoquant par instant sa compatriote Angela Gheorghiu, Adela Zaharia, fougueuse et magnifique, prête à Donna Anna un chant lumineux, aux vocalises naturelles, d’une projection aussi puissante que subtile. Nicole Carr est une Elvira noble et touchante. Son timbre moiré et l’élégance de sa personne comme de son art donnent une dimension remarquable à ce personnage trop souvent plaintif et importun. Christina Gansch remplace avec brio Anna El-Khashem et gagne en vigueur au fur et à mesure de ses interventions. Il est vrai que le colosse qui la séduit a de quoi impressionner. D’une envergure physique et vocale non dénuée de rugosité le baryton-basse américain Christian Van Horn s’impose au premier regard. Dominateur et brutal, son jeu d’acteur sert parfaitement le propos. Face à lui, insolent, veule et froid, Leporello (Krzysztof Baczyk) fait preuve d’une aisance féline et déploie une ligne de chant ample et sobre portée par la rondeur du timbre tandis que Mikhail Timoshenko incarne un Massetto sonore et sans complaisance. Enfin, le Commandeur rayonne d’un éclat inhabituel grâce à la magnifique basse russe Alexander Tsymbalyuk, Boris remarquable d’intelligence, il y a peu, sur cette scène sous la direction du même Ivan van Hove.  

Bertrand de Billy à la tête de l’Orchestre et des Chœurs (discrets) de l’Opéra de Paris, familier des lieux et du répertoire, progresse avec une détermination sans faille vers l’abîme.

Une vision renouvelée et « pensée » qui captive l’esprit et les sens d’un public enthousiaste.

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Opéra Bastille, le 1er février 2022

Crédits photographiques : Vincent Pontet/ Opéra national de Paris

 

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