Les Troyens : Tcherniakov / Berlioz : 1 à 0

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Les Troyens, opéra en cinq actes, relate la prise de Troie, l’arrivée des vaincus à Carthage et les amours de Didon et Énée. Le rideau s’ouvre sur une famille de dictateurs, Beyrouth en cendres puis les pensionnaires d’un centre psychiatrique de réhabilitation ; tous unis par la démence, celle de Cassandre, Didon, Énée, leur suite… Une parabole de notre monde ? Peut-être. Mais dès lors les émotions sincères et délicates, les passions, la grandeur morale sont balayées par la dérision. Or c’est justement ce qu’il y a de plus beau, de plus bouleversant et d’unique dans la musique de Berlioz : un engagement total de lui-même, une vitalité exacerbée, une tendresse aussi. Qui culminent dans le duo O nuit d’ivresse et d’extase infinie succédant à une Chasse royale, orage et clair de lune des plus shakespeariens (Acte IV).

Admirable poésie sonore que la trivialité réduit à l’insignifiance voire au grotesque ! Les deux seuls êtres doués de bon sens, les sentinelles du début du Ve acte, sont passés à la trappe. Ce ne sont pas les seuls. Tout l’univers esthétique flamboyant, complexe, à la fois traditionnel et novateur, profondément personnel de Berlioz, également. Ignorance ou dédain ? Toujours est-il que les qualités d’ingéniosité et de savoir-faire de l’équipe scénique sont mises exclusivement au service de « leur » propre performance ...qui se nourrit de la dépouille d’un autre. La brutalité des architectures, l’hyperréalisme, les coloris criards, les procédés psychanalytiques avaient déjà contribué à la réussite des Snegourotchka ou Iolanta (cf. Crescendo) sur la même scène mais ils allaient alors plus ou moins dans la même direction que le compositeur. Cette fois, les mêmes armes servent à défaire les malheureux Troyens, familiers de l’adversité… comme le public qui le fait bruyamment savoir.

En dépit du décalage entre le format des voix et la salle, le génie berliozien affleure heureusement par instants. La chanson d’Iopas (Cyrille Dubois), la mort de Didon (Ekaterina Semenchuk), son duo avec Anna (Aude Extrémo) ou certaines interventions de Cassandre (Stéphanie d’Oustrac) offrent des répits de grâce. On admire la vaillance vocale et physique d’Enée (Brandon Jovnovich capable de chanter en courant dans tous les sens ou se livrant à un combat de boxe -d’ailleurs fort bien réglé, la clarté, la précision et la justesse des personnages d’Ascagne (Michèle Losier), de Chorèbe (Stéphane Degout) ou de Narbal (Christian Van Horn). Excepté la ravissante invocation à la déesse Cybèle, les chœurs sonnent chaotiques et massifs. Quant à la direction de Philippe Jordan et à l’orchestre -allant jusqu’à couvrir parfois les voix !- on en attendait plus de finesse, d’élégance, d’imagination.

Finalement, les tergiversations de mise en scène escamotent complètement ce moment unique de la musique française, où l’Antiquité, la verve de Shakespeare, l’influence de Gluck, celle de Liszt se cristallisent tandis que l’Ancien monde bascule et que celui qui vient bouillonne dans les veines d’Hector Berlioz. Fataliste, il avait prédit : Grandiose, magnifique et profondément émouvant, le sujet des Troyens paraîtra d’autant plus fade et ennuyeux au public, suscitant dépeçages et mises en scène pitoyables. La première représentation au théâtre Lyrique en 1863 justifia pleinement ses appréhensions. Et, pourtant, il avait pris soin de rédiger lui -même, à l’instar de Wagner, un livret inspiré de ses chers Virgile et Shakespeare ! Il faudra attendre 1890 (après sa mort), pour que cette fresque en cinq actes soit interprétée en entier à Karlsruhe, l’année suivante en France (Nice), en 1921 à Paris puis en 1990 pour l’inauguration de la Bastille. Les représentations de 2019 célèbrent le trentième anniversaire de l’inauguration de la salle et rendent hommage à Pierre Bergé.

Bénédicte Palaux Simonnet

Opéra de Paris. 25 janvier 2019

Crédits photographiques :© Vincent Pontet

 

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