Pelléas à Bacau

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Qu’allait donc faire Pelléas à Bacau ? 

Et d’abord, Bacau, où est-ce ? 

Pour répondre à votre seconde question, c’est en Roumanie, au nord de Bucarest, dans la partie moldave, une ville de l’importance de Rennes dotée d’une solide tradition musicale. Prononciation oblige (Bacao), lorsque je parle de cette ville, mes interlocuteurs me voient déjà derrière l’une des innombrables tables de jeu du Las Vegas asiatique. Non, à Bacau, point de casinos. Même les hypermarchés portent un autre nom. Et Pelléas, alors ? Mélisande aurait-elle émigré au pays de Dracula pour fuir son Golaud de mari un peu tyran sur les bords ? Et Pelléas y serait parti à sa recherche ? 

Imaginez ce que vous voulez, je me contente de faire connaître la musique de Fauré à un orchestre et un public avides de notre répertoire. Depuis une dizaine d’années, nous explorons ensemble les trésors de la francophonie musicale et chaque expérience est à marquer d’une pierre blanche. Cette année, soit dit en passant, on célèbre le centenaire de la mort de Fauré. En passant, car on ne peut pas dire que la musique du cher Gabriel ait encombré les programmes des concerts dans l’hexagone.

Ce matin, ultime répétition à Bacau. À la recherche des sonorités fauréennes. Les notes ne sont pas difficiles à jouer. Rien de techniquement problématique. Beaucoup plus délicate, la qualité du son, la couleur, la transparence. Dès l’attaque, il est évident qu’on est à côté de la plaque. Trop précis, trop dense. Après quelques tentatives infructueuses, un souvenir jaillit dans ma tête (eureka aurait dit Tintin !). Au siècle dernier, j’avais dirigé cette œuvre à Dresde. Un très bel orchestre, qui jouait visiblement Fauré pour la première fois. Même attaque, même problème. Une fois, deux fois. Je tente un geste aussi imprécis que possible pour obtenir ce flou, cette imprécision qui crée l’atmosphère d’emblée. Et à chaque fois, le violon solo donnait un geste d’attaque pour entraîner ses collègues vers ce que tout orchestre allemand doit respecter, le « jouer ensemble ». J’étais au bord du désespoir, ne pouvant pas leur demander de faire abstraction, fut-ce le temps d’une attaque, de l’une des bases essentielles de la pratique d’orchestre. Finalement, je leur ai dit : « Imaginez que l’éclairage soit tombé en panne et que vous jouiez dans le brouillard, sans pouvoir savoir ce que fait votre voisin de pupitre ». Je me souviens encore de certains visages affolés. Néanmoins, réussite totale. 

Ce matin, je raconte l’anecdote à mes musiciens roumains (ils aiment beaucoup mes souvenirs de campagne), réussite totale. Qui aurait pensé que le brouillard puisse voler au secours de Pelléas ? Mystérieux et limpide, le mystère d’ambiguïté que mon maître Vladimir Jankélévitch voyait dans l’œuvre de Fauré, l’inexprimable. 

Plus tard, à la fin de l’œuvre, Mélisande vient de mourir. La flûte qui avait chanté la fameuse sicilienne l’accompagne sur une longue phrase que l’on aimerait voir jouée sans la moindre respiration. Mais elle est trop longue. Chaque flûtiste tente à sa manière d’y parvenir. Ana Maria a trouvé un bon truc, ce sera très bien. Un flash surgit alors dans ma mémoire (ancienne) : début de l’hiver 1967, Charles Munch répète avec le tout nouvel Orchestre de Paris dans une salle Pleyel vide. Il m’avait accordé le privilège d’assister à ses répétitions. Le flûtiste était Michel Debost. Comment nous a-t-il donné l’illusion de ne pas avoir respiré ? Au concert, c’était moins parfait. Il avait assuré, le trac évidemment. 

C’est parfois en répétition que l’on vit les plus beaux moments de musique. 

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