Dvořák et Coleridge-Taylor, un couplage lumineux pour le Quatuor Takács

par

Samuel Coleridge-Taylor (1875-1912) : 5 Fantasiestücke pour quatuor à cordes op. 5. Antonín Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 13 en sol majeur op. 106 ; Andante appassionato pour quatuor à cordes, B40a. Quatuor Takács. 2022. Notice en anglais, en français et en allemand. 63.53. Hyperion CDA68413.

En cette fin d’année 1895, la nostalgie du pays natal a été plus forte que l’aventure vécue en terre américaine pour le compositeur tchèque, qui retrouve son cadre de vie et ses habitudes à Prague. C’est là qu’en moins d’un mois, il écrit, du 11 novembre au 9 décembre, son Quatuor op. 106, qui sera créé le 9 octobre 1896. Dans la biographie qu’il a consacrée à Dvořák (Fayard, 2004), Guy Erismann souligne le fait qu’à son retour du Nouveau Monde, le créateur éprouve ce besoin de dépassement stylistique et d’intériorisation qui l’habitent et vers lesquels tendent ses deux derniers quatuors. Le quatorzième, l’opus 105, avait été commencé à New York mais sera terminé après l’opus 106, en décembre 1895. 

Dès l’Allegro moderato initial, le Quatuor Takács (Edward Dusinberre et Harumi Rhodes, violons ; Richard O’Neill, alto, et András Fejér, violoncelle) crée une atmosphère contrastée et intense qui met en valeur une inspiration pastorale, éminemment poétique, riche d’une clarté chaleureuse et d’une palette de timbres habitée. L’Adagio ma non troppo contient des couleurs sombres dont la densité quasi beethovenienne reflète les émotions de l’âme. Considéré à juste titre comme un des plus hauts sommets dans la musique de chambre du Tchèque, cet admirable second mouvement respire la sérénité et la lumière. La magie se prolonge dans le Molto vivace, un scherzo d’une efficacité dynamique contrôlée, que les Takács animent de teintes transparentes. Celles-ci ouvrent la porte au final, superbe avec ses emportements qui suivent le lyrisme de son introduction et le rythme qui mène peu à peu vers une conclusion qui s’épanouit dans une plus grande lumière, cette fois éclatante. L’art des Takács est de pouvoir à la fois exploiter la profondeur de l’inspiration et souligner toute l’intensité qui sous-tend la partition. Cette très belle version de l’Opus 106 vient ajouter sa splendeur instrumentale à une discographie fournie.

Le couplage choisi pour le présent album pourra paraître insolite. Il ne manque pourtant pas de logique, y compris dans la simultanéité des dates de composition, et témoigne d’une belle originalité dans la construction du programme. Originaire de Londres, Samuel Coleridge-Taylor, disparu à moins de quarante ans, était d’origine africaine par son père, né en Sierra Leone, sa mère étant anglaise. Il connaîtra un grand succès aux Etats-Unis lorsqu’il s’y produira dans la première décennie du XXe siècle. Nous avons déjà évoqué sa musique légère (article du 6 mars 2022) et ses pages chorales sacrées et profanes (15 juillet 2023). Son rapprochement avec Dvořák se justifie ici par l’existence d’un triptyque choral inspiré par le texte épique du poète américain Henry Longfellow (1807-1882), Le Chant de Hiawatha, qui évoque les grands espaces de l’Amérique du Nord et les légendes des peuples autochtones. Le Tchèque reconnaissait lui-même que cette œuvre symbolique a influencé quelque peu son écriture pour les deuxième et troisième mouvements de sa Symphonie du Nouveau-Monde

Âgé d’à peine vingt ans, Coleridge-Taylor, encore étudiant au Royal College of Music de Londres où il étudie la composition avec Charles Villiers Stanford, dédie à ce dernier, en cette même année 1895, ses 5 Fantasiestücke pour quatuor à cordes qui attirent l’attention de la critique du temps. La notice de Misha Donat suggère que le jeune musicien aurait pu être marqué à la fois par la Pathétique de Tchaïkowsky, donnée dans la capitale anglaise à partir de 1894, et par la Nouveau-Monde de Dvorak. On découvre ces courtes pages intéressantes, pleines de fraîcheur et de vitalité, écrites dans un style certes conservateur, mais qui permet aux cordes de développer une atmosphère empreinte de charme et de raffinement, en particulier dans une délicate Sérénade, dans le Presto d’une vibrante Humoresque dont le titre évoque le cycle proposé par le Tchèque en 1894, et dans une Danse finale, un Vivace plein d’entrain. De très jolies pages qui servent d’habile introduction au chef-d’œuvre absolu qu’est l’Opus 106 de Dvořák. Le Quatuor Takács nimbe ces inspirations intimistes d’une indéniable séduction. 

Enregistré du 19 au 21 août 2022 dans la cité galloise de Monmouth, qui jouxte la frontière anglaise, ce disque est complété par un Andante appassionato qui date de 1873 et était prévu par l’auteur de la Nouveau Monde comme mouvement lent de son Quatuor n° 12 ; le compositeur l’a écarté de la version définitive pour le remplacer par un Adagio. Ce morceau inachevé de six minutes permet aux Takács de clôturer leur prestation par un autre éclat de lumière. Ce superbe album s’ajoute avec bonheur à la gravure tout aussi convaincante, par les mêmes, du Quatuor n° 14, l’Opus 105, parue chez le même éditeur en 2017.   

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10 (Dvorák) ; 8,5 (Coleridge-Taylor)

Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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