Elisabeth Leonskaja et Franz Schubert, une longue histoire...

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Après ses études à Tbilissi et à Moscou, elle quitte l’Union soviétique en 1978 et s’installe à Vienne, la ville de Schubert, où plus de quarante ans après elle vit encore. Dès lors, Schubert devient son compagnon de route : elle clôture son premier récital au mythique Festival de Salzbourg avec la gigantesque Sonate D. 959 (qu’elle avait déjà gravée en URSS quand elle avait 25 ans), et son premier enregistrement d’artiste exilée est consacré à la Sonate D. 894. Dans les années 1990, elle nous a donné sept sonates du dernier Schubert (avec la Fantaisie Wanderer, les huit Impromptus, et le Quintette La Truite). Tous ces enregistrements sont bouleversants d’équilibre. Pur produit de l’école de piano soviétique qui lui a donné cette profondeur de son unique, on la dit timide et réservée. Le résultat est sublime de pudeur, de tendresse, sans aucune affectation ni sentimentalité. La douleur et la lumière mêlées, si caractéristiques des dernières œuvres de Schubert, sont rendues avec une bouleversante sincérité. Elisabeth Leonskaja ne s’embarrasse pas de spectaculaires contrastes dynamiques et émotionnels. Elle est comme face à un enfant éperdu de chagrin, auquel on ne peut faire croire que la vie n’est que cadeaux, mais que l’on peut consoler en s’adressant à son cœur meurtri avec toute l’affection dont on est capable.

Depuis 2015, elle est revenue à Schubert au disque, avec rien moins que l’intégrale des dix-huit sonates complètes, et à nouveau la Wanderer. Et tout cela, elle le joue en concert.

Elle était au Théâtre des Champs-Élysées pour deux soirées consacrées à la musique de chambre de son cher Schubert. Nous n’avons malheureusement pas pu aller au second concert, où elle jouait le Quintette La Truite (programme complété par le crépusculaire Quintette à deux violoncelles, qui ne la concernait donc pas) avec les musiciens de la Staatskapelle de Berlin. Il y a 35 ans, avec les membres du Quatuor Alban Berg, elle en donnait une interprétation d’une merveilleuse légèreté. 

La veille, c’étaient deux chefs-d’œuvre absolus, écrits à la toute fin de la si courte existence de Schubert : les deux trios pour piano, violon et violoncelle. À ses côtés, la violoniste hollandaise Liza Ferschtman et le violoncelliste suédois Jakob Koranyi. Liza Ferschtman propose tout de même déjà une jolie discographie, avec notamment les concertos de Röntgen, Beethoven, Dvořák, Mendelssohn, Korngold, Bernstein, des programmes de sonates avec piano, avec violoncelle, ou seule. Quant à Jakob Koranyi, il a enregistré principalement des sonates de Britten, Ligeti et Brahms, et le concerto de sa compatriote et contemporaine Andrea Tarrodi.

Dès qu’ils commencent à jouer, même si l’on peut avoir, au tout début, le sentiment qu’ils se cherchent un peu, on comprend pourquoi ils jouent ensemble : une couleur commune, un même sens de la douceur. Les cordes ont fréquemment recours à de longs coups d'archet ; même s’ils y perdent en puissance, cela participe à leurs si émouvantes nuances piano. Pour autant, Liza Ferschtman a par moments un jeu plus nerveux que celui de Jakob Koranyi, qui reste toujours très posé, malgré un vibrato assez serré. Quant à Elisabeth Leonskaja, elle semble dans son élément avec cette ambiance intime, même si l’on sent qu’il lui arrive de chercher à animer et à dynamiser ses partenaires.

Deux immenses chefs-d’œuvre, donc. Ils sont quasiment contemporains, et il a longtemps été d’usage de considérer le Trio en si bémol, plus tendre et plus lyrique, comme « féminin », et celui en mi bémol, plus énergique et plus robuste, comme « masculin ». Il est certain que nos interprètes jouent la sérénité et l’élégance dans le premier trio, plus que la vigueur ou la truculence. Une retenue peut-être pas complètement volontaire ? Des incidents techniques, assez étonnants à ce niveau, ont dû leur donner quelques sueurs froides. Dans le second trio, la puissance du piano (quelles basses !... et aussi : quel toucher !) et la douceur des cordes apportent de très beaux contrastes. L’ensemble, plutôt alerte, reste d’une grande tenue.

Après un programme aussi conséquent, nos trois musiciens ont la générosité de nous offrir un bis. Et ce n’est pas le moindre : l’Adagio en mi bémol majeur, parfois appelé Notturno, probablement contemporain des deux grands trios (il serait peut-être un premier essai de mouvement lent pour le premier). C’est une longue pièce lente, obsédante, qui peut rappeler une marche funèbre. Avec une interprétation plutôt statique, il semblerait que ce soit l’option choisie pour clore ce concert, tout à la gloire de la sublime musique créée par Schubert à la toute fin de sa vie, juste après la mort de Beethoven, son idole de toujours qui l’impressionnait tellement.

Paris, Théatre des Champs Elysées, 30 janvier 2020

Pierre Carrive

Crédits photographiques :  Marco Borggreve

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